Les rues du quartier Ben M’sik à Casablanca sont quasi-vides. Un certain calme règne. Mais pas partout. Un peu reculée, une ancienne école se dessine derrière un immense mur. À l’intérieur, des jeunes s’activent dans deux pièces séparées. L’une sert d’atelier de design plastique, l’autre de tissage. Un bruit parfois assourdissant en sort et s’amplifie au fur et à mesure qu’on s’approche, donnant déjà une petite idée de l’équipement utilisé. À peine la porte passée, quelques têtes se retournent. Un sourire illumine spontanément les visages. Ces jeunes aux parcours chaotiques se regardent et rigolent avant de reprendre le travail. La tâche ne manque pas. Des collections de sacs, de coussins et d’objets d’art doivent être confectionnées. Qui aurait pu l’imaginer il y a de cela quelques mois. “Voilà, ici, c’est l’un des locaux de l’association Al Ikram, l’actionnaire unique de l’entreprise sociale d’insertion Ressourc’In”, explique Marine Pointillart Rouizem, gérante et initiatrice de ce projet un peu particulier. Pour plusieurs raisons. D’abord parce que l’actionnaire unique de cette SARL est une association, “qui reverse toutes les recettes au projet”, tient-elle à souligner. Ensuite, parce que l’entreprise créée forme des jeunes adultes des quartiers populaires et leur assure un emploi. Enfin, parce qu’en plus de tout cela, Marine a misé sur le recyclage et la valorisation des déchets, d’où le nom de la société, Ressourc’In. Elle s’est tout bonnement inspirée des “ressourceries” qui donnent une seconde vie à des objets comme les ordinateurs. “Elles sont très nombreuses en France”, indique-t-elle. Toutefois, au Maroc, le créneau est déjà occupé par des vendeurs du secteur informel. En revanche, sur la question du recyclage des déchets, tout reste à faire. A l’époque, Marine Pointillart Rouizem travaille avec des enfants démunis dans le cadre de l’association Al Ikram dont elle est secrétaire générale. Une question la taraude : quels adolescents et jeunes adultes deviendront ces enfants une fois sortis du cadre de l’association ? Très sensible au développement durable, elle réfléchit donc au moyen de créer un projet qui mêlerait recyclage des déchets et action sociale en faveur de jeunes adultes en difficulté. L’idée de Ressourc’In prend forme.
Poser les fondations d’un avenir solide
Marine et son équipe réussissent à convaincre quatre bailleurs de fonds : la fondation Drosos, le cabinet Valyans consulting, l’INDH et bien entendu l’association Al Ikram. L’Éducation nationale leur prête les locaux. Après le financement, il faut trouver la “matière première” en quantité suffisante. Des entreprises et des écoles marocaines, françaises et américaines acceptent de participer à cette aventure. En mars, 614 kg de plastique, 550 kg de papier, 618 kg de carton et 81 kg d’emballages souples sont récupérés par deux collecteurs embauchés dans le cadre du projet. Dernière étape : les jeunes. Les réunions s’enchaînent auprès des familles bénéficiaires du programme d’Al Ikram et dans les quartiers défavorisés de Ben M’sik et de Moulay Rachid pour convaincre les jeunes éloignés de l’emploi. Certaines rencontres sont également organisées au centre de sauvegarde de jeunes filles Abdeslam Bennani, qui accueille, sur décision judiciaire, des enfants ayant commis des délits ou des infractions. Au total, 34 jeunes dont trois mères célibataires vont s’inscrire. 22 d’entre eux finiront la formation : 11 garçons et 1 fille dans l’atelier de design plastique et 10 femmes de 16 à 20 ans dans celui de tissage. “Ils ont des niveaux scolaires différents, détaille Khadija Boufous, chargée du projet et bras droit de Marine, Certains ont quitté le primaire, d’autres ont un niveau bac. Dans tous les cas, la plupart ont des histoires familiales difficiles voire chaotiques.” Si certains abandonnent, c’est en raison “des problèmes de garde d’enfants ou de sécurité pour les filles car il y a eu quelques agressions sur le trajet pour arriver jusqu’à Ressourc’In”, répond Marine, avant de souligner que “le déplacement entre le centre de sauvegarde et l’entreprise est, quant à lui, assuré”.
Confiance et savoir-faire
La formation proposée à ces jeunes ne se résume pas à l’apprentissage. Pour que l’insertion soit durable, l’équipe a décidé de concocter une sorte de pack : renforcement des “life skills” comme la confiance en soi ou l’esprit d’entrepreneuriat, accompagnement social et psychologique individuel. “L’estime de soi est primordiale, surtout pour ces jeunes aux parcours difficiles”, rappelle Khadija. Un programme complet qui a évité à certains de replonger. “Je pensais m’enfuir du centre de sauvegarde”, avoue Dounia, 17 ans, qui a été mise dehors par son père à Beni Mellal car elle multipliait les “bêtises”. “J’ai ensuite été sélectionnée pour venir ici. Et aujourd’hui, j’ai un objectif dans la vie : monter ma boîte de design plastique.” Et même si son métier est très physique, elle n’a pas froid aux yeux. “Les garçons de l’atelier sont impressionnés de voir une femme travailler comme eux à l’aide de matériel comme le broyeur ou l’extrudeuse”, constate Mohamed Al Abridi, son responsable. Ces jeunes se sentent désormais capables. Ils impressionnent même par leur motivation et leur ténacité. “On a commencé par les anciennes techniques sur le métier cadre, ensuite sur le métier à tisser, souligne Siham El Yaagoubi, la responsable de l’atelier tissage. En quatre mois à peine, elles connaissent déjà tout sur le bout des doigts. Je n’imaginais pas du tout cela au départ. Moi, il m’a fallu trois ans d’études pour acquérir la globalité.” Ces jeunes ont clairement la rage. “J’ai toujours voulu faire du tissage mais je ne pensais pas y arriver un jour”, raconte Fatima Zahra, qui a arrêté l’école en primaire et a fait des ménages pour ramener un peu d’argent à sa famille. “Je suis en même temps des cours d’alphabétisation au centre de sauvegarde depuis dix mois, tient-elle à préciser. J’en ai besoin pour le calcul de la chaîne et de la trame.” Et prévient : “C’est une telle opportunité que je résisterai.”
Être le capitaine de son avenir
Alors qu’au départ, la plupart de ces bénéficiaires étaient attirés par le salariat, la balance s’est finalement quasi inversée. “Être auto-entrepreneur ne m’angoisse plus. L’équipe de Ressourc’In est là si j’ai besoin d’aide”, assure Fatima Zahra. En effet, car “tant que les 22 bénéficiaires (dont 5 en contrat) n’ont pas une certaine stabilité, on n’en intègre pas d’autres, même si notre objectif est d’en former 80 d’ici quatre ans”, explique Marine. Le 1er avril, ils se sont jetés dans le grand bain. Sur les douze personnes formées en design plastique, dix, dont une seule fille, sont devenus auto-entrepreneurs. Du côté du tissage, sept sur les dix inscrits ont fini la formation. Concrètement, les 17 formés travaillent dans les locaux de Ressourc’In et façonnent la collection qu’ils ont pensée avec le designer Mehdi Khessouane, sous la marque Koun (“Soit” en français). Et c’est grâce à l’argent récolté lors des ventes que la société leur assure un salaire mensuel de 2 000 DH. Pour l’instant, ils travaillent trois jours par semaine. Mais ils souhaiteraient travailler plus. “Ils aimeraient venir tous les jours, assure Khadija en regardant Siham qui acquiesce. Ils n’arrêtent pas de nous dire qu’ils se sentent bien ici.” Pour la première fois, ces jeunes arrivent à se projeter : “Je mets de l’argent de côté pour me payer le permis de conduire, indique Dounia, une autre jeune de l’atelier tissage. Je veux juste être indépendante financièrement et aider ma famille”. Ces jeunes qu’on avait cantonnés à la case “échec” ont déjà prouvé, en sept mois à peine, qu’ils pouvaient se construire une carrière, mais pas celle qu’on leur avait prédite.
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