Violences faites aux femmes : Une législation en quête d’efficacité

Les violences faites aux femmes sont une réalité inquiétante touchant des milliers de femmes chaque année, malgré les efforts législatifs. Si des lois ont été adoptées pour protéger les victimes, leur application effective et leur portée réelle continuent de poser des questions. Entre le Code pénal, la Moudawana et la loi 103.13, quels sont les contours du cadre juridique en place, ses failles, et les obstacles auxquels il se heurte ?

La violence à l’encontre des femmes ne faiblit pas. 62,8 % des Marocaines âgées de 18 à 65 ans ont été victimes de violences physiques, psychologiques, sexuelles ou économiques, selon l’enquête nationale de 2019 du Haut-Commissariat au Plan (HCP). Parmi les victimes, 55 % ont subi des violences conjugales. Ces statistiques démontrent l’urgence d’une protection efficace, et pointent la persistance des failles dans le cadre législatif. Zahia Amoumou, avocate au barreau de Casablanca et militante pour les droits de la femme, rappelle que ces violences touchent toutes les femmes, qu’elles soient éduquées ou non, et ce, indépendamment de leur statut social ou professionnel. Plus troublant encore, le HCP parle également d’un phénomène inquiétant de transmission générationnelle. Les femmes qui ont grandi dans des environnements violents sont plus enclines à subir, voire reproduire, ces violences à l’âge adulte. Cela montre que la violence n’est pas seulement un problème d’individus, mais de société tout entière. “On ne peut pas se contenter de sanctions pénales pour enrayer cette spirale”, souligne Hamid Addi, avocat au barreau de Casablanca. “Une approche globale, incluant la prévention dès le plus jeune âge, est essentielle pour casser ce cycle”.

Avant d’envisager des réformes, il est essentiel de comprendre le cadre juridique existant pour protéger les femmes. Ce cadre est principalement composé du Code pénal, de la Moudawana et de la loi n° 103.13, qui tentent de définir et de sanctionner les différentes formes de violences. “Mais bien que ces lois existent, elles restent insuffisantes”, note Me Zahia Amoumou.

Un cadre juridique complexe

Le dispositif législatif au Maroc comprend plusieurs textes qui encadrent la lutte contre les violences faites aux femmes. Le Code pénal, en particulier, constitue la principale base de la répression des violences de genre, mais certaines de ses définitions sont jugées “trop restrictives”. Prenons l’exemple de l’article 486, qui définit le viol. Celui-ci se limite à la pénétration vaginale, ignorant d’autres formes d’agressions sexuelles comme les attouchements ou les violences sexuelles commises avec d’autres moyens. Ces actes sont alors relégués à l’“attentat à la pudeur” (article 484), une infraction jugée moins grave. “Cela impacte la gravité des peines encourues et, par extension, la justice rendue aux victimes. De plus, le viol conjugal n’est toujours pas explicitement mentionné dans la législation marocaine, bien qu’il représente une forme grave de violence”, regrette Aïcha Guellâa, avocate au barreau de Casablanca. 

L’article 503-1 du Code pénal punit, lui, le harcèlement sexuel, que ce soit dans les lieux publics ou professionnels. Il est défini comme tout acte ou parole à connotation sexuelle qui vise à obtenir des faveurs ou à porter atteinte à la dignité d’autrui. Les peines encourues varient entre un et trois ans d’emprisonnement. Toutefois, en pratique, la charge de la preuve repose sur des témoignages ou des enregistrements souvent difficiles à obtenir, ce qui complique l’application réelle de la loi. “Les obstacles pour prouver le harcèlement sont énormes, ce qui fait que de nombreuses affaires ne vont jamais jusqu’au bout”, souligne Zahia Amoumou. Les violences physiques quant à elles, sont traitées dans les articles 400 à 408, où les peines varient en fonction de la gravité des blessures infligées. Cependant, les violences psychologiques, bien que tout aussi dévastatrices, restent largement ignorées. “Il est très difficile pour une femme de demander justice pour des violences morales, car le Code pénal ne les reconnaît pas explicitement”, déplore Aïcha Guellâa. Ce vide juridique laisse les victimes démunies face à des abus qui ne se manifestent pas toujours par des blessures physiques visibles.

Autre grande omission : la violence économique. “Priver une femme de ses ressources ou exercer un contrôle abusif sur ses finances n’est pas explicitement considéré comme un crime dans le Code pénal”, précise l’avocate. Bien que certaines dispositions de droit civil ou familial puissent encadrer ces situations, il n’existe pas d’article pénal spécifique à cet égard. “Cela laisse beaucoup de femmes dans une situation de dépendance économique qui les empêche de quitter leur agresseur”, explique Zahia Amoumou. Le contexte conjugal des violences est également peu pris en compte dans le Code pénal. Les violences conjugales sont réprimées de manière indirecte à travers les articles sur les coups et blessures, mais il n’existe pas d’article spécifique qui aborde les particularités de ces violences au sein du couple. L’avocate ajoute : “Les violences économiques, psychologiques ou même sexuelles au sein du mariage ne sont pas suffisamment couvertes par le Code pénal, ce qui laisse de nombreuses femmes sans protection adéquate”.

En parallèle, la Moudawana, bien qu’elle prône l’égalité des droits entre époux, n’offre que peu de mécanismes concrets pour protéger les femmes victimes de violences conjugales. L’article 121, par exemple, prévoit des mesures temporaires en cas de litiges conjugaux, mais n’aborde pas explicitement les violences domestiques. “Si le Code de la famille insiste sur le respect mutuel entre époux, il manque de dispositifs concrets face aux abus invisibles, comme les violences psychologiques ou économiques”, ajoute Aïcha Guellâa. D’autres articles comme le 51, qui établit le principe de respect mutuel entre les époux, reste vague et théorique. L’avocate explique que l’article évoque les devoirs mutuels comme le soutien, la fidélité, et le respect, mais ne précise pas les sanctions ni les recours en cas de non-respect de ces obligations dans un contexte de violences conjugales. “Cela laisse les femmes sans moyens légaux clairs pour obtenir justice dans des situations où les abus ne se traduisent pas par des violences physiques, mais plutôt par des agressions psychologiques ou économiques”, dit-elle. Et d’ajouter : “bien que la Moudawana ait marqué des avancées, comme la reconnaissance du droit à l’égalité dans le mariage, elle manque de dispositions spécifiques pour protéger les victimes de violences domestiques”.

Une avancée juridique inappliquée

Adoptée en 2018, la loi n° 103-13 relative à la lutte contre les violences faites aux femmes a été perçue comme une avancée majeure dans la protection des droits des Marocaines. Cette législation est le fruit d’un long processus de réflexion et de mobilisation, sur fond de violences de genre de plus en plus médiatisées, tant au niveau national qu’international. “Elle a pour ambition de fournir un cadre juridique renforcé, permettant d’éradiquer toutes les formes de violence, qu’elles soient physiques, psychologiques, économiques ou sexuelles”, explique Anass Saadoun, docteur en droit et chercheur en droit pénal et droit de l’Homme. La violence psychologique, par exemple, englobe le harcèlement moral, les menaces et toute forme de manipulation visant à contrôler la victime, souvent sans témoins ni preuves tangibles. Cette invisibilité rend la reconnaissance et la preuve de ces violences d’autant plus difficiles. “En intégrant des formes de violences jusqu’alors peu reconnues, la loi n° 103-13 élargit le champ des droits des femmes”, affirme le chercheur en droit pénal. 

Parmi les mesures phares de cette législation, on trouve des dispositions garantissant la protection des victimes, telles que l’éloignement de l’agresseur et l’interdiction d’approcher la victime. Ces mécanismes sont conçus pour offrir aux femmes un espace sécurisé, favorisant ainsi leur rétablissement et leur autonomie. “Cette loi introduit également des mesures préventives, en mettant l’accent sur la sensibilisation et l’éducation. Le texte prévoit des campagnes de sensibilisation pour informer la population sur les droits des femmes et les différentes formes de violence”, ajoute Anass Saadoun. De plus, elle institue des sanctions pénales pour les agresseurs, rendant ainsi plus difficile l’impunité qui a longtemps prévalu. “Le dispositif répressif de la loi a été renforcé, avec des peines aggravées pour les infractions commises à l’égard des femmes, et de nouvelles infractions ont été intégrées”, souligne Aïcha Guellâa. Par exemple, l’article 404 du code pénal, qui traite des coups et blessures, a été élargi pour inclure des catégories spécifiques de femmes, telles que les femmes enceintes ou celles en situation de handicap, en leur offrant ainsi une protection renforcée. “La loi a parallèlement conduit à la création de cellules de prise en charge des femmes victimes de violence, qui offrent un soutien et une orientation aux victimes”, poursuit l’avocate. Elle précise que cela s’inscrit dans une stratégie plus large de coordination entre les différents acteurs concernés, visant à garantir un meilleur accès des femmes aux services de soutien et à renforcer les capacités des institutions impliquées dans la lutte contre les violences faites aux femmes.

Si la loi 103-13 a été acclamée comme une avancée juridique majeure, elle souffre néanmoins de plusieurs lacunes dans sa mise en œuvre. Comme l’explique Aïcha Guellâa, avocate au barreau de Casablanca: “Les peines ne sont pas toujours à la hauteur de la gravité des infractions. Nous voyons encore des condamnations légères dans des cas de violences conjugales, qui auraient dû être traités avec plus de fermeté”. Cette situation laisse de nombreuses victimes dans un état de vulnérabilité, souvent trop effrayées ou désillusionnées pour demander de l’aide. Un autre point de critique majeur réside dans la difficulté de prouver les violences, en particulier celles de nature psychologique et économique. Les violences psychologiques, souvent invisibles et sans témoins, plongent les victimes dans une impasse où elles manquent de recours juridiques efficaces. “Les victimes doivent surmonter des défis majeurs pour faire valoir leurs droits”, souligne Zahia Amoumou.

En outre, l’absence de mécanismes de suivi efficaces soulève des questions sur la volonté réelle des institutions d’appliquer cette loi de manière rigoureuse. “Sans un cadre de suivi robuste, il est difficile de mesurer l’impact réel de cette loi et d’évaluer si elle parvient à protéger les femmes comme elle le promet”, ajoute Aïcha Guellâa. Bien que la loi prévoie des campagnes de sensibilisation, beaucoup estiment que ces efforts sont en deçà des enjeux. L’avocate insiste sur le fait qu’il “est impératif d’initier une transformation des mentalités, qui ne peut être atteinte uniquement par des campagnes ponctuelles. Un engagement à long terme de l’État et de la société civile est crucial.” Dans ce contexte, le juriste souligne l’urgence d’une action coordonnée entre les institutions judiciaires, les services sociaux et les ONG. “Pour que cette législation soit réellement efficace, elle doit être accompagnée de ressources adéquates et de formations appropriées pour les acteurs chargés de son application”, enchérit Aïcha Guellâa. 

Au-delà des violences traditionnelles, un autre phénomène prend de l’ampleur : les violences numériques ou violences 2.0. Harcèlement en ligne, “revenge porn”, diffusion d’images intimes sans consentement, sont autant de nouveaux types de violence auxquels les femmes font face, sans protection juridique spécifique. Bien que les articles 447-1 à 447-3 du Code pénal sanctionnent la diffusion illégale d’images, Zahia Amoumou souligne que la loi “ne mentionne pas explicitement ces formes de violences, laissant les victimes souvent sans recours”. Elle ajoute : “La violence numérique, c’est aussi une violence psychologique, économique, et parfois même sexuelle. Pourtant, elle est encore peu reconnue par nos tribunaux”. Ce manque de reconnaissance, laisse de nombreuses femmes vulnérables à des abus qui se déroulent dans l’anonymat d’Internet, sans possibilité réelle de se défendre.

Somme toute, le cadre juridique actuel montre ses limites. “Il est temps de réformer la loi 103-13 et de l’adapter aux réalités contemporaine”, affirme Aïcha Guellâa. La formation des magistrats, des policiers et des professionnels de santé est également un levier essentiel pour garantir une meilleure prise en charge des victimes. “Il ne s’agit pas seulement d’avoir des lois, mais de s’assurer que celles-ci sont comprises et appliquées correctement par tous les acteurs du système judiciaire”, conclut Hamid Addi. Le chemin vers une réelle protection des femmes contre toutes les formes de violence est encore long. Mais des réformes, accompagnées d’une véritable mobilisation sociale, pourraient enfin permettre de transformer le cadre législatif marocain en un véritable rempart contre l’impunité.

 

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