Anas Saadoun : “Volonté politique et actions concrètes sont indispensables pour appliquer efficacement les lois”

La loi n° 103-13, entrée en vigueur en 2018, marque une avancée majeure dans la protection des femmes contre la violence au Maroc. Pourtant, malgré ses progrès, des lacunes subsistent dans sa mise en œuvre et dans la protection des victimes. Anas Saadoun, docteur en droit et chercheur en droit pénal et droit de l'Homme, fait le point sur les enjeux juridiques, les obstacles persistants et propose des solutions concrètes pour renforcer l'efficacité de cette législation. Interview.

Quelles sont les principales dispositions légales qui encadrent la lutte contre la violence à l’égard des femmes ?

La loi n° 103-13, adoptée en septembre 2018, est aujourd’hui le pilier juridique de la lutte contre les violences faites aux femmes. Cette législation se compose de 18 articles qui définissent plusieurs formes de violence : physique, psychologique, sexuelle et économique. Elle incrimine toute forme de discrimination fondée sur le genre qui cause un préjudice à la femme, qu’il soit matériel ou immatériel. En complément, le Code pénal et la législation sur la traite des êtres humains viennent renforcer la protection des femmes, notamment contre les violences sexuelles et l’exploitation économique.

Comment cette loi a-t-elle contribué à renforcer la protection des victimes de violence conjugale ?

La loi n° 103-13 a comblé plusieurs vides juridiques qui limitaient auparavant l’efficacité de la protection des victimes de violence conjugale. Elle a permis l’incrimination de nouveaux comportements, tels que la contrainte au mariage, les atteintes à la vie privée et le harcèlement sexuel dans les lieux publics. Elle a également alourdi les sanctions pour des infractions comme le refus d’assistance à personne en danger, notamment lorsqu’il s’agit de femmes. Les mesures innovantes incluent l’interdiction pour l’agresseur de s’approcher de la victime et l’obligation de suivre un traitement psychologique. Ainsi, la loi a corrigé d’importantes lacunes qui empêchaient les tribunaux de prendre en compte la diversité des violences conjugales. Elle impose désormais aux institutions une plus grande responsabilité dans la prévention et la prise en charge des violences faites aux femmes.

Quelles sont les principales lacunes de la loi n° 103.13 ?  

Malgré ses avancées, la loi n° 103-13 présente des manques importants. Elle ne prend pas en compte certaines formes de violences modernes comme la violence numérique qui est de plus en plus présentes dans nos sociétés. De plus, sa définition du viol reste restrictive, en ne reconnaissant comme tel que les actes impliquant une pénétration. Cette approche est en décalage avec les normes internationales, qui considèrent toute agression sexuelle sans consentement comme un viol. De plus, certaines formes de violence, telles que les atteintes aux droits fonciers ou le déni d’héritage, ne sont pas reconnues comme des violences basées sur le genre. 

Un autre point critique concerne les procédures judiciaires, encore trop lourdes pour les victimes. La loi ne prévoit pas l’interdiction de confrontations directes avec l’agresseur, ce qui peut traumatiser à nouveau la victime, et ne facilite pas l’enregistrement de témoignages anticipés pour éviter la répétition de ces traumatismes. Enfin, le manque de dispositions sur les délais de prescription pour certaines infractions rend encore plus difficile le dépôt de plainte, décourageant ainsi les victimes.

Quelles sont les obstacles juridiques qui entravent l’accès des femmes à la justice pour signaler des actes de violence ?

Plusieurs obstacles freinent l’accès des femmes à la justice. La peur de dénoncer reste l’un des principaux freins, exacerbée par la pression sociale, la crainte de la diffamation ou encore la peur de compromettre des liens familiaux ou sociaux. Il y a aussi un réel déficit d’information juridique pour les victimes, ainsi qu’une grande opacité dans les procédures de signalement. De plus, le fardeau de la preuve repose lourdement sur les victimes, ce qui peut les dissuader de porter plainte. L’autonomie économique insuffisante des femmes renforce cette réticence, les rendant souvent dépendantes de l’agresseur, en particulier dans les contextes de violences conjugales.
Le système de protection des victimes, tel que les ordonnances de protection, est-il efficace ?

Les mesures de protection prévues par la loi, bien que cruciales sur le plan théorique, se heurtent à de nombreux obstacles en pratique. La loi prévoit des dispositifs importants, comme la restitution d’un mineur à son gardien désigné par le tribunal ou encore des mesures conservatoires, telles que la suspension du pouvoir parental du délinquant. Cependant, leur mise en œuvre est souvent entravée par des failles dans la qualification des infractions par les forces de police et par l’absence d’un accompagnement adéquat pour les victimes. Celles-ci se retrouvent souvent sans orientation vers les services d’assistance ou sans informations sur les recours juridiques disponibles. L’efficacité de ces mesures est donc limitée par des défaillances institutionnelles, et ce manque de réactivité expose davantage les victimes à des répercussions graves.

Que peut-on faire pour améliorer la situation des femmes victimes de violence au Maroc ?

Renforcer l’éducation et la sensibilisation sur les droits des femmes est primordial, en intégrant les questions de genre dans les programmes scolaires dans les institutions éducatives. Il est également nécessaire d’améliorer l’approche des forces de sécurité et des organes judiciaires envers les affaires de violence, en leur fournissant des formations et des outils pour appréhender efficacement les cas de violence à l’égard des femmes et appliquer la loi de manière adéquate. Parallèlement, un soutien accru aux femmes victimes de violence est essentiel, qu’il s’agisse d’aide juridique, psychologique ou sociale, notamment à travers le développement de centres d’accueil spécialisés. Enfin, la société civile joue un rôle crucial dans cette lutte, où le soutien et la mobilisation des organisations de défense des droits des femmes sont indispensables pour promouvoir la sensibilisation, l’accès à la justice et la mise en œuvre effective des lois en vigueur.

Quel message adresser aux sceptiques sur l’efficacité des lois protégeant les femmes contre la violence ?

Bien qu’imparfaites, les législations en place représentent des avancées considérables dans la protection des femmes contre la violence. Toutefois, pour que ces lois soient réellement efficaces, elles doivent être accompagnées d’une volonté politique forte et d’actions concrètes. Chacun a un rôle à jouer : il est crucial de dénoncer toutes les formes de violence et de soutenir les victimes. Une société qui valorise les droits des femmes et lutte activement contre la violence est une société plus juste et plus équitable pour tous.

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