Les mères-courage des quartiers populaires

Les mères et jeunes filles des quartiers populaires de Salé sont au cœur du projet-pilote “Wikaya pour la lutte contre l’extrémisme violent” qui s’est achevé fin avril. Un programme qui les a littéralement transformées. Reportage.

à Sidi Moussa, c’est la violence, la surpopulation et le chômage. En tout cas, ce sont les mots récurrents employés pour décrire ce quartier de Salé, sans mentionner la pauvreté, pourtant palpable dès les premiers pas au sein de la cité. Les détritus jonchent le sol et les murs des habitations ont perdu de leur éclat. Au milieu des bâtiments, il y a le centre socioéducatif qui a abrité une partie du projet-pilote “Wikaya pour la lutte contre l’extrémisme violent”*. Sa particularité ? Il s’adresse aux mères de famille vivant à Sidi Moussa, mais aussi aux jeunes filles de Hay Essalam, le second quartier populaire où a été déployé l’autre partie du programme de Salé. Ce sont ces femmes-là qui ont été outillées afin de détecter et d’empêcher que leurs enfants et leur entourage ne tombent dans le radicalisme. “Wikaya fait partie d’un vaste programme du nom de “Fostering Peaceful Communities in Morocco” construit à partir de 2016 par l’organisation de développement Creative Associates International, explique d’emblée Yasmina Sarhrouny, la directrice dudit programme qui se décline en quatre projets-pilotes distincts dans quatre régions du pays (Salé, Casablanca, Fès et Beni Mellal-Khénifra). Mais, ce n’est pas nous qui avons monté les projets-pilotes. Ce sont les leaders locaux issus de la société civile et les acteurs religieux que nous avons minutieusement sélectionnés il y a plus d’un an. Ces hommes et ces femmes ont travaillé main dans la main, et nous les avons formés, accompagnés, aidés techniquement et soutenus financièrement tout au long de ce programme qui a pris fin le 30 avril dernier.”

Initialement, le projet-pilote de Salé, d’un montant de 250 000 DH, devait être destiné aux jeunes. “Mais sur le terrain nous nous sommes rendues compte qu’il y avait déjà une panoplie d’initiatives qui leur était dédiée. En revanche, aucune ne ciblait les mères qui sont pourtant le pivot de la famille. Nous avons décidé de miser sur elles !”, comme l’appuie Saida El Alami, présidente de l’association Regreg Developpement inclusif qui a façonné cette initiative atypique avec Abdelilah Abdellaoui, président de l’AMEJ-Salé, ainsi que Rachid Achahou et Said Naqchi, acteurs religieux et professeurs d’éducation islamique.

Debout malgré tout

“Nous savons que l’extrémisme violent existe à Sidi Moussa. Personne ne peut le nier, mais ce n’est pas un sujet qu’on aborde, glisse Khadija**, 38 ans, maman de deux enfants et participante au projet Wikaya. C’est un peu tabou.” Pourtant, les 30 mères de famille approchées pour le programme n’ont pas hésité à confirmer leur inscription grâce à leur confiance envers Kacem Touil, le président de l’association Nahdate Al Hay Environnement et Développement et surtout le directeur du centre socioéducatif de Sidi Moussa. Cet homme est une figure dans le quartier. “Je travaille ici depuis 1975, tient-il à préciser. J’ai noué des liens forts avec les jeunes qui sont par la suite devenus parents.” Toutefois, la première séance a été cruciale. Toutes les mères de famille sont venues tâter le terrain. C’était plus fort qu’elles. Ce jour-là, un groupe de parole est animé par Saida El Alami autour de la définition de l’extrémisme violent. Les femmes parlent peu, avant que les langues ne se délient… rapidement. Elles sont emballées. Elles comprennent l’enjeu du programme, elles qui tentent malgré tout de conserver le contact avec leurs enfants en pleine puberté, grandissant dans un quartier, mais aussi un monde regorgeant de violence. “J’ai deux enfants âgés de 9 et 11 ans, et je fais tout pour les protéger à l’extérieur, raconte Khadija. Je vais les chercher à l’école, je les amène au sport et je les récupère pour les raccompagner à la maison. Mais, les dangers sont aussi chez nous via Internet !” Et Fatima Mohid Idrissi, autre maman de 46 ans qui a tenu à ce que l’on cite son nom, d’enchaîner : “Nous sommes toutes lettrées mais pourtant ignorantes lorsqu’il s’agit des réseaux sociaux, alors comment pouvons-nous protéger nos enfants ? Ma propre mère n’arrête pas de me dire de faire bien attention à ma fille de 15 ans car les temps ont bien changé ! Effectivement…”

Atelier sur le développement personnel, animé par le Dr Fayçal Tahiri (psychiatre) au profit des mères de famille du centre socioéducatif de Sidi Moussa.

Une transformation consciente

“Depuis que nous avons suivi les 16 ateliers, j’ai l’impression d’être plus avisée”, sourit Khadija. Pendant trois mois, les femmes ont assisté chaque vendredi à des workshops de deux heures animés par différents intervenants comme le sociologue Abderrahim El Atri ou l’expert Driss Qarqouri. Les thèmes abordés vont du “renforcement de capacités : outils de communication efficaces avec les jeunes à risques” à l’“extrémisme violent et sphère juridique au Maroc” jusqu’au “développement personnel : aspects psychologiques” qui a notamment permis aux mères de changer d’attitude envers leurs enfants. “J’avais une relation conflictuelle avec mon fils de 11 ans, témoigne Khadija. Je m’énervais souvent et le frappais parfois.” Un schéma répété à l’identique par Fatima. “Avec tout ce que je voyais sur la chaîne Al Jazeera notamment le nombre incalculable de départs de jeunes femmes pour la Syrie, j’avais peur pour ma fille, confie-t-elle. Alors, je la menaçais…” Son comportement est désormais différent et son aînée le ressent. En plus de l’écoute, les mères ont aujourd’hui un regard aiguisé et savent reconnaître les signes avant-coureurs de radicalisation (voir encadré), mais aussi les peines encourues par leurs enfants. “Ce qui est effrayant, c’est que je n’avais pas conscience qu’un jeune pouvait être condamné pour des propos postés sur les réseaux sociaux, avoue Khadija. Mon fils a une tablette. Je partage avec lui ma connexion rechargeable. Et quand il surfe, je suis désormais toujours dans les parages.”

La lutte contre l’extrémisme violent passe par les mains des jeunes femmes.

La future génération active

Autre cible de choix : les jeunes femmes. “Ce sont de futures mères de famille”, justifie Yasmina Sarhrouny. “Et l’idée, c’est de combattre le problème à la source”, ajoute sa collègue Sofia El Caidi, arrivée à ses côtés au centre socioéducatif de Hay Essalam, le deuxième quartier sélectionné à quelques kilomètres de Sidi Moussa. “Toutes les jeunes femmes bénéficiaires viennent soit du grand bidonville de Salé, Sahb El Caid, soit des quartiers populaires Hay Inbiat et Qariat Oulad Moussa situés à 10 minutes de là”, indique Abdelilah Abdellaoui, président de l’AMEJ-Salé. Sur les 300 jeunes inscrits dans l’établissement, 30 femmes âgées d’une vingtaine d’années, ont suivi le programme Wikaya qui est “bénéfique pour elles, personnellement mais aussi professionnellement parlant, puisqu’elles sont toutes en formation d’assistante sociale”, souligne fièrement Nezha Khribech, directrice du centre. Ces “étudiantes” ont assisté aux mêmes workshops que ceux concoctés pour les mères de famille. “Ce programme nous a permis de casser les idées reçues, affirme tout simplement Hasnaa, 21 ans, qui est la première à prendre la parole. Par exemple, j’étais convaincue que les personnes qui prônent l’extrémisme violent portent la barbe et ont une tenue spécifique, alors que c’est loin d’être le cas… Il ne faut jamais se fier aux apparences !”

La méfiance est de mise. “Vous savez, ces individus sont très malins, enchaîne Hanane, 22 ans. Au début, leur approche semble inoffensive avant que cela ne devienne sans qu’on se rende compte de l’embrigadement”. Les jeunes femmes sont désormais en alerte et parlent, sans complexe ni détour, à leur entourage de l’extrémisme violent. En revanche, sur la toile, leur militantisme est moins évident. “Si nous faisons des commentaires sur les réseaux sociaux, nous sommes rapidement prises à partie et trollées” prévient Khaoula, 22 ans. En entendant cette phrase, Saida El Alami frissonne. Elle ne cautionne pas leur “passivité”, surtout que le projet Wikaya leur a enseigné le contraire. “Il faut nous comprendre, ce n’est pas évident ”, argumente Khaoula. “Si nous avons une formation qui nous explique comment faire autrement, alors nous le ferons !”, finit-elle par affirmer, évitant ainsi de laisser l’image de jeunes femmes à moitié activistes.

Une panoplie de jeunes femmes ont participé à l’atelier sur le rôle de l’éducation familiale dans la prévention de l’extrémisme violent.

Wikaya, un projet prometteur

Le projet-pilote Wikaya a été tout bonnement un succès. Il a conquis toutes les femmes. “Les bénéficiaires, jeunes et moins jeunes, ont été assidues durant ces trois mois de formation”, fait remarquer Abdelilah Abdellaoui, démontrant selon lui l’engouement autour de ce programme. Aucune absence n’a été notée !” Autre preuve : l’appui des maris. “Ils ont soutenu sans hésiter leurs épouses dans cette démarche puisqu’ils ont compris dès le début l’importance de ces ateliers”, affirme Rachid Achahou.

Des bénéficiaires qui n’ont également pas arrêté de vanter les mérites du projet à d’autres mères de Sidi Moussa. Résultat : “de nombreuses mamans sont allées trouver Kacem Touil, le directeur du centre, pour lui demander pourquoi elles n’avaient pas pu, elles aussi, suivre les workshops”, confie Yasmina Sarhrouny. Au vu de l’intérêt suscité et de l’impact positif, “le projet-pilote Wikaya est pour nous le point de départ d’un programme qui doit être mis en œuvre sur le long terme”, insiste Rachid Achahou. Effectivement, contre l’extrémisme violent, les mères et les jeunes femmes sont une force incommensurable qui ne peut plus être mise de côté.

Les acteurs associatifs et religieux ainsi que l’équipe de Creative Associates International autour d’une mère de famille, participante au projet-pilote Wikaya.

(*) En partenariat avec l’Entraide nationale, le ministère de la Jeunesse et Sports, la délégation de Salé, les Centres socioéducatifs, l’AMEJ et les leaders religieux.

(**) Le prénom a été modifié

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3 questions à Yasmina Sarhrouny, directrice du programme Fostering Peaceful Communities in Morocco

Quelle est la particularité des trois autres projets-pilotes portés par Creative Associates International ?

Leur particularité est d’avoir choisi des cibles différentes pour renforcer la cohésion communautaire dans des régions distinctes du pays. Alors que la cible principale à Salé était les mères, celle de Casablanca a été les futurs acteurs religieux de l’Ecole des Sciences Islamiques relevant de la mosquée Hassan II. À Fès, notre association-partenaire dans ce projet, Citoyen des rues, a travaillé avec les élèves de quatre lycées pour la promotion de la tolérance et de la communication non-violente. Enfin, à Béni Mellal-Khénifra, nous sommes allés aider des jeunes. C’est la région par excellence pour la migration clandestine vers l’Europe. Et avec la crise en Europe, ces jeunes partent en Libye puis en Syrie.

Mais pourquoi parler de programme novateur ?

C’est la première fois qu’une initiative invite autour d’une table acteur religieux et acteur communautaire (à savoir la société civile). La plupart des projets de lutte contre les comportements à risque chez les jeunes, établissent leurs partenariats avec la société civile mais seulement  avec elle. Pareil, avec les institutions religieuses. Pourtant, les deux parties sont complémentaires. L’acteur religieux apporte sa connaissance, et a un pouvoir d’influence ainsi qu’une autorité morale sur la communauté. Quant à l’acteur communautaire, il a la technique d’encadrement, la connaissance du terrain et l’accès aux populations les plus vulnérables que l’acteur religieux ne croiserait pas forcément.

Le programme-pilote s’est achevé le 30 avril dernier. Quelle en sera la suite ?

Creative Associates International vient de déclencher la deuxième phase du programme, à savoir l’élargissement des projets vers d’autres quartiers au sein des mêmes villes choisies, et le renforcement des capacités de nos partenaires. υ

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