Depuis la première campagne contre les violences faites aux femmes en 2008, les objectifs ont-ils évolué ?
Cette campagne se fixe un objectif ambitieux : celui de la tolérance zéro. Les efforts de prévention sont un travail de longue haleine. Ils visent à changer en profondeur les mentalités et les rapports sociaux. Les résultats ne seront donc visibles que sur plusieurs générations. L’objectif reste le même. En 2017, le thème retenu par les Nations Unies est le slogan des Objectifs de Développement Durable : “Ne laisser personne pour compte”. Cela signifie qu’il faut s’attaquer aux discriminations multiples et aux violences spécifiques vécues par toutes les femmes et notamment les femmes migrantes, les mineures, les mères célibataires ou encore les femmes porteuses de VIH/SIDA.
Au Maroc, et depuis les débuts de la mobilisation, on a assisté à une libération de la parole. De plus en plus de sujets qui étaient encore tabous il y a quelques années, font désormais l’objet de débats publics. Je pense, par exemple, à la question sur l’avortement ou encore sur l’égalité dans l’héritage qui est au centre de nombreuses expressions actuelles, de recherches pluridisciplinaires ou de créations artistiques. Ce mouvement commence à être porté par des pans de la société qui se sentent de plus en plus concernés par la nécessité de mettre fin à ces violences. Nous voyons ainsi des partenaires non-traditionnels se joindre aux efforts de prévention telles que des entreprises du secteur privé, des médias, des associations sportives, mais aussi de plus en plus d’hommes et de garçons qui se mobilisent pour exprimer leur rejet de la violence.
Le projet de loi 103-13 relatif à la lutte contre les violences faites aux femmes n’a pas encore vu le jour. Quel danger y-a-t-il à en retarder l’adoption ?
L’existence d’un cadre légal qui permette d’instaurer des mesures visant à mettre fin aux violences faites aux femmes est une nécessité. Sans une législation exhaustive, il n’est pas possible d’agir effectivement, et de manière coordonnée, contre la violence dont les femmes sont victimes. Une loi n’est pas seulement un texte, c’est un projet de société, un outil dont toutes les parties peuvent se saisir pour faire avancer la lutte contre les violences. La loi définit ce qu’est la violence, elle donne les instruments d’action pour les départements institutionnels, pour la justice, mais aussi pour la société civile. C’est un cadre d’action et de suivi des efforts. Adopter cette loi, ce serait enfin reconnaître que la lutte contre les violences faites aux femmes est une préoccupation majeure et une priorité des politiques publiques. Pour vous donner un exemple des efforts à fournir : très peu d’affaires relatives aux violences font l’objet de procédures puisque seules 3% des femmes victimes de violences conjugales déposent plainte. L’auteur de l’acte est inculpé dans 1,8% des cas, et arrêté dans 1,3% des affaires. En ce qui concerne les taux de violences dans les espaces publics, l’enquête de prévalence mené par le Haut-Commissariat au Plan (HCP) en 2009 a révélé que 33% des femmes ont déjà été victimes de violence, toutes formes confondues, et 12,5% victimes de violence physique ou sexuelle dans les 12 mois ayant précédé l’étude.
Quelles méthodes adopter pour stopper ce fléau ?
Les violences contre les femmes et les filles sont un phénomène de sociétés, des sociétés construites sur un schéma patriarcal qui a cherché à institutionnaliser les rapports de domination de l’homme sur la femme. Ce rapport de domination masculine est la cause directe des violences fondées sur le genre. Par conséquent, c’est l’ensemble des normes sociales qu’il faut interroger si l’on veut pouvoir parvenir à une tolérance zéro. Pour cela, l’action doit nécessairement être holistique : il faut non seulement activer tous les leviers en même temps, mais surtout que tout le monde soit impliqué.
Quel plan d’action doit-il être mis en œuvre pour inciter les femmes victimes de violences à porter plainte ?
Parallèlement aux efforts pour le développement d’un cadre normatif complet, d’une offre de services de qualité et de prévention, il faut effectivement travailler avec les femmes sur leur confiance et leur estime d’elles-mêmes et sur leur connaissance de leurs droits. C’est la base du processus d’autonomisation des femmes. Cette prise de conscience est régulièrement révélée comme le premier point de blocage. Pour dépasser cela, plusieurs initiatives visent à fournir un appui aux femmes victimes de violence, notamment à travers les cliniques juridiques. Ces cliniques sont des points d’information sur les droits des femmes. Le Réseau national des centres d’écoute des femmes victimes de violences au Maroc, “Anaruz” et l’Observatoire marocain des violences faites aux femmes, “Oyoune Nissaiya” sont deux exemples de structures dédiées à l’accueil, à l’écoute et à l’accompagnement des femmes victimes de violence. ONU Femmes travaille également avec le ministère de la Justice notamment pour simplifier les procédures et développer des outils de vulgarisation.
Enfin, pour ne laisser aucune femme de côté, des programmes de sensibilisation sont menés depuis plusieurs années par la société civile afin de toucher les populations vivant dans des zones enclavées. Par exemple, des caravanes vont dans les régions montagneuses pour aborder le sujet du mariage des mineures et des petites bonnes, tout en faisant du porte-à-porte pour identifier ces unions et proposer un accompagnement aux femmes et filles victimes.
Quelle est la situation des femmes victimes de violences dans les autres pays du Maghreb comme la Tunisie ?
Une femme sur trois est victime de violence physique ou sexuelle au moins une fois dans sa vie, d’après une étude mondiale des Nations Unies. Ce chiffre est quasi-similaire à celui des pays du Maghreb.
Si l’on prend, par exemple, le taux de prévalence des violences physiques, il est de 35% au Maroc, et de 32% en Tunisie. Des taux équivalents ressortent dans les autres pays européens ainsi qu’aux Etats-Unis où 1 femme sur 5 et 1 homme sur 71 ont été violés au cours de leur vie. Ces chiffres reflètent donc une même amplitude de la violence faite aux femmes et aux filles dans tous les pays, la variation de pourcentage étant principalement liée à la méthodologie variable d’un Etat à l’autre (formulation des questions/tranches d’âges des personnes interrogées). Mais la différence entre ces pays réside, en fait, autour de la question de l’existence ou non de cadres légaux concernant la protection et la prévention des femmes victimes de violence ainsi qu’un soutien multisectoriel.