Un homme. Une femme. Un mari. Une épouse. Un lâche. Une matérialiste. “Un jour la nuit” est le dernier livre de la psychothérapeute et auteure Ghizlaine Chraibi. Après “Un amour fractal” et “L’étreinte des chenilles”, la romancière nous offre un huis clos sombre sur le couple qui s’apparente à une guerre froide conjugale effroyable. Un livre coup de poing qui a pris forme suite au constat affligeant de l’auteure face au mal-être du couple dans le pays. “Je pense qu’on est en train de vivre une catastrophe citoyenne au Maroc, déplore l’écrivaine. Les patients que je reçois en cabinet, célibataires ou non, me livrent une impossibilité à construire quoi que ce soit ensemble.” La raison ? Le regard critique porté sur l’autre qui en devient atroce, comme le prouve son livre aux allures d’une pièce de théâtre. En effet, pour la première fois, Ghizlaine Chraibi divise son livre en deux longs monologues, avant de l’achever par un dialogue rythmé et explosif.
Une épouse impitoyable
“Le temps, tout le consume et l’amour seul l’emploie”. Une citation du dramaturge et poète Paul Claudel minutieusement choisie en épigraphe par Ghizlaine Chraibi pour mettre en garde le lecteur. Car il est important de prendre soin de son amour et de ne pas croire que le temps arrangera les maux. En effet, prendre ce risque conduirait au même stade que le couple d’“Un jour la nuit”. Et quel couple ! D’un côté, une épouse matérialiste qui se veut aussi soi-disant parfaite que les héroïnes de Desperate Housewives. “C’est un masque social façonné par certaines femmes pour garder la face”, souffle l’auteure, ajoutant que, pire encore, “l’épouse de mon roman considère son mari comme un objet. Elle ne respecte aucunement son altérité et veut, au contraire, le façonner à sa guise.” Mais, à son grand désespoir, “son” homme ne se laisse point faire. Résultat : son insatisfaction est grandissante voire pesante comme elle ne cesse de le marteler tout au long de son monologue. Au fil des pages, elle vide son sac tout en y déballant ses états d’âmes. “Ce sont les étapes du deuil, précise l’écrivain, car elle ne se résout pas de s’être plantée à ce point-là.” L’épouse passe ainsi du déni à la colère, de la négociation à la dépression jusqu’à l’acceptation. Bref, un cri venu du cœur qu’elle confie à son mari… endormi.
Un homme démuni
Entre les deux époux, le dialogue est tout simplement impossible. Pour contrecarrer l’attitude néfaste de sa femme, le mari a mis sur pied un plan ubuesque : “se débrancher” du couple en se branchant une intraveineuse et vivre la nuit alors que son épouse déambule le jour. “C’est ma révolte à moi, ma révolution par le vide”, va-t-il notamment expliquer dans son monologue. Car comment lutter face aux exigences de son épouse ? “Il y a un complexe d’Œdipe qui n’est pas résolu chez elle comme chez de nombreuses femmes, pointe du doigt l’auteure. Elles ont tellement été déçues par les hommes qu’elles se retournent vers leur père, seul présence masculine viable et fantasmée d’après elles. Mais elles l’idéalisent trop, à tel point qu’elles cherchent inconsciemment un mari “défaillant” pour être sûres de ne pas trahir le père.” Et de lâcher : “La concurrence est, par conséquent, déloyale voire perdue d’avance”, d’où la réaction excessive du mari qui a choisi la léthargie plutôt que le combat. “On me reproche souvent de défendre les hommes plutôt que les femmes, tient à expliquer l’écrivaine. Mais, à mes yeux, l’autocritique est essentielle pour mieux avancer.” Pour autant, l’auteure ne dresse pas un portrait si glorifiant des hommes. L’époux en question, reflet notamment d’une certaine partie de la population masculine actuelle, n’a aucune ambition. Il ne travaille pas. Il dort le jour. Et il se laisse entretenir par sa femme, travaillé lui aussi, par un complexe d’Œdipe : “Il souffre d’un problème d’abandon causé par sa mère, indique l’auteure. Il cherche ainsi chez son épouse, une maman”. Bref, cet homme-là a tout simplement abdiqué.
Un dialogue fracassant
Mais comment ont-ils pu plonger dans un tel abysse ? “À cause du jugement et de la pression sociale, répond la psychothérapeute. Lorsque vous n’avez pas résolu votre complexe d’Œdipe, que vous continuez à vous laisser infantiliser par une société implacable et que vous ne vous appartenez pas, vous avez tendance à vouloir formater l’autre au lieu de faire le travail sur vous.” Ainsi, le plus grand défi du couple est d’apprendre tout d’abord à se connaître individuellement afin de s’accepter et avant d’envisager l’autre avec ses qualités et défauts. Les deux protagonistes ne baisseront leur garde que lorsqu’un événement tragique surviendra, permettant ainsi de renouer le dialogue. À ce moment-là, le mari tendra la main à sa femme, lui dira qu’il l’aime toujours et qu’il est là. Quant à l’épouse, elle se rapprochera de lui… malgré elle. Mais “s’il y a bien quelqu’un qui a trouvé un compromis, c’est elle”, dévoile l’auteure sans en dire davantage pour ne pas spolier la fin. Dans ce troisième roman, Ghizlaine Chraibi a réussi son pari : secouer le lecteur grâce à sa liberté de ton et d’écriture. Un bouquin qui, en d’autres termes, remet les idées du couple bien en place.
Trois questions à… Ghizlaine Chraibi, psychothérapeute et auteure
Qu’apprend-on sur la société marocaine à travers votre dernier roman “Un jour la nuit” ?
On y découvre un homme et une femme qui sont devenus un couple par calcul. Il ne s’agit donc plus d’amour, mais bien du fait de vouloir, consciemment ou inconsciemment, utiliser l’autre à ses propres fins, qu’elles soient matérielles ou affectives. Il n’est plus question d’altruisme mais de relation d’utilité. Aujourd’hui, j’ai malheureusement remarqué que trop de couples étaient soumis à cette tendance.
À vos yeux, quelle est la principale difficulté que rencontrent les couples d’aujourd’hui au Maroc ?
Ils ne sont ni libres ni autonomes psychiquement. Au Maroc, l’obsession du “qu’en dira-t-on ?” est omniprésente et touche toutes les catégories sociales. Par conséquent, les citoyens en souffrance en viennent à se couper de leur affect. Ils évoluent dans une mécanique relationnelle, une sorte de robotisation, qui est accentuée par les réseaux sociaux à travers lesquels on se scrute sans arrêt. À mon avis, aujourd’hui nous sommes face à des comportements “psychotiques” sans plus aucune limite, dans le sens où il y a une invasion de l’intime : tout le monde, caché derrière son écran, étale sa vie de manière indécente, l’invente voire la sublime, avant d’aller décortiquer celle des autres au peigne fin.
Vous êtes une auteure engagée. Vous avez signé le Manifeste des 490 hors-la-loi qui s’est aujourd’hui transformé en mouvement. Quel changement peut apporter ce rassemblement ?
Avant même d’espérer changer les lois, ce mouvement nous permettra d’oser nous regarder en face, sans masque ni hypocrisie. Il aura pour objectif, je l’espère, de fabriquer des citoyens autonomes et responsables, dignes de la future génération. Par ricochet, ce changement touchera aussi le couple, ainsi constitué de deux personnes affranchies, que ce soit de la société ou de la famille. N’oublions pas qu’aujourd’hui encore, lorsque deux personnes se marient, ce sont deux familles entières qui s’unissent. Les jeunes époux se retrouvent comme des marionnettes aux mains de marionnettistes qui alimentent cette pression sociale. Imaginez alors la lourde tâche qu’ont ces époux : devoir réussir leur mariage et rendre fier tout ce beau monde au lieu de prendre le temps de s’occuper d’eux-mêmes et de construire leur avenir dans une relation authentique.
“Un jour la nuit” de Ghizlaine Chraibi aux Editions Onze
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