La lumière du jour se fait de moins en moins intense sur le campement du festival Taragalte qui a pris ses quartiers au cœur des dunes du désert marocain, près de M’hamid El Ghizlane. Dans quelques heures, l’ambassadrice du tindi, Lalla Badi, est attendue sur scène. C’est elle qui clôture, tard dans la nuit, le festival. Mais en cette fin d’après-midi, la grande Dame de 80 ans n’a, semble-t-il, aucune envie de se reposer. Assise sur l’un des nombreux tapis qui jonchent le bivouac “Le Petit Prince”, elle discute avec un groupe de femmes. Au fil de la conversation, la petite bande parle de tout, sans tabou, jusqu’à rire parfois aux éclats, de quoi plaire à Lalla qui a l’air à son aise. “Le festival Taragalte est vraiment original. Ici, il n’y a ni protocole, ni grands hôtels”, me glisse-t-elle, avant de s’excuser auprès de ses nouvelles amies pour son absence. “Je reviens après”, leur assure-t-elle en allant en direction de sa chambre, assez rudimentaire, qui se trouve à deux pas de là. Lalla se pose au bord du lit, un matelas à même le sol, me regarde puis lâche : “Je me suis produite dans plus de 75 pays, et c’est dans ce désert que j’aime le plus chanter. Il me rappelle mon enfance.”
Une femme de tempérament
Lalla a vu le jour en 1937 dans le désert d’In Guezzam, à proximité de la frontière algéro-nigérienne. “C’est sa mère qui lui a appris, dès l’âge de 8 ans, le tindi”, raconte Nadjem Bassoudi, son manager et neveu. Le tindi est à la fois une poésie musicale et un instrument, plus précisément un mortier, recouvert d’une peau de bête tendue sur lequel, à chaque coup porté, résonne une certaine pulsation. “Cette musique est jouée par les femmes durant les fêtes comme les mariages”, précise-t-il. À cette époque, Lalla observe, écoute puis se lance. C’est à l’âge de 14 ans qu’éclos l’artiste qui va rencontrer très vite le succès. Lalla a du charisme. Sa voix atypique et puissante envoûte jusqu’à être gravée sur des cassettes qui sont ensuite distribuées un peu partout dans le pays, voire au-delà. Et ses textes défendent la culture nomade, évoquent avec justesse la vie des touaregs, adressent des messages de paix et poussent les femmes à trouver leur place dans la société. “Lalla a toujours aimé la liberté et a su s’imposer, tient à préciser Nadjem Bassoudi. Vous imaginez bien qu’à cette époque, ce n’était pas simple pour une femme de voyager. Lalla avait cette force, et l’a gardée.” Elle est devenue ainsi une véritable icône respectée dans le milieu artistique saharoui.
Plus qu’une artiste, une humaniste
Depuis les années 70, Lalla habite à Tamanrasset, au nord d’In Guezzam. “Elle n’arrive pas à s’installer ailleurs”, souligne Nadjem Bassoudi. Car cette ville qui se trouve près du désert, abrite sa maison qui s’est transformée au fil du temps en une sorte de résidence d’artistes et de centre culturel. Bon nombre de jeunes touaregs y sont passés comme les bluesmen saharouis du groupe mythique Tinariwen. Tous fuyaient le nord du Mali en raison de la situation critique du pays et de la sécheresse. Lalla les a accueillis, “dorlotés” et épaulés. Elle a toujours cru en cette jeunesse qui, de son côté, l’a vénérée. Elle a notamment encouragé les musiciens de Tinariwen à ne surtout pas arrêter la guitare électrique, et à force d’entendre le son de cette gratte, Lalla a adapté certains de ses textes. Au gré des rencontres, Lalla ne pouvait pas faire autrement : sa musique tindi a donc évolué sans pour autant se dénaturer. À Tamanrasset, les concerts improvisés se sont alors succédés, avant que certaines troupes ne prennent leur envol, tout en ayant toujours une pensée pour cette diva. Ainsi, Lalla Badi est-elle régulièrement invitée à se produire sur scène avec le groupe Tinariwen.
Son premier album à l’âge de… 80 ans
“L’entourage a poussé Lalla à enregistrer son album, appuie Nadjem Bassoudi. Elle a 80 ans. Il était vraiment temps de le faire, même si elle transmet ses poèmes et sa musicalité à sa nièce comme sa mère l’a fait avec elle.” En avril denier, le premier disque de la doyenne du tindi sort, sponsorisé par l’association Sauver l’Imzad (dont elle est membre) et l’office national algérien des droits d’auteurs. “L’album regroupe tous les meilleurs titres de son répertoire agrémentés de quelques nouveaux arrangements, décrit son producteur des studios Padidou, Nabil Bennacer. On a introduit certains sons de guitares, de djembé, de batterie, tout en gardant le côté authentique de la musique de Lalla.” Cet album exceptionnel a reçu un très bon accueil du public qui n’a jamais cessé de l’apprécier “C’est lors d’un concert à Oran en 2016 que je me suis vraiment rendu compte de son aura, confie Nabil Bennacer. À la fin de sa prestation, une foule immense trépignait, impatiente de prendre une photo avec elle ! Je vous avoue que je ne m’attendais pas à voir autant de jeunes si fiers de leur culture grâce à Lalla.”
Lalla Badi sait parler et toucher cette génération de plus en plus connectée. Au festival Taragalte, elle a donc voulu aussi faire participer cette jeunesse. Sur scène, elle a décidé de jouer avec de jeunes musiciens du groupe “Génération Taragalte” originaire de la région M’Hamid El Ghizlane. Un tableau final reflétant à la perfection l’esprit de partage et d’humanisme propre à Lalla Badi.