Kawtar Kel, la chorégraphe de l’Amour

Une errance, un éveil, un amour inconditionnel et inconditionné. La chorégraphe d’origine marocaine Kawtar Kel nous conte la légendaire rencontre de Djalâl-ad-Dîn Rûmi et de Shams de Tabriz dans sa dernière création “Derviche mon Amour” jouée les 2 et 3 novembre dernier à Casablanca. Un voyage mystique et bouleversant qui a pris sa source dans son histoire personnelle. Rencontre.

“Si tu es la même personne avant et après m’avoir aimé, c’est que tu ne m’as pas suffisamment aimé…” Une phrase saisissante extraite du spectacle “Derviche mon Amour” de la chorégraphe d’origine marocaine Kawtar Kel. “Les personnes qui l’ont vu m’ont confié que cette création faisait vibrer quelque chose en eux d’inhabituel”, assure cette jeune femme de 34 ans qui revient les 2 et 3 novembre* au Maroc pour présenter sa création. La pièce avait déjà été jouée en avril 2017 durant le festival Rabat Résonances et sur plusieurs dates à Paris où elle a rencontré un franc-succès. Normal, tout y est : la rencontre capitale entre l’un des plus grands poètes mystiques de la tradition soufie Djalâl-ad-Dîn Rûmi et le derviche errant Shams de Tabriz, les corps en transe des comédiens et danseurs Thomas Laubacher et Salem Sobihi, la résonnance du battement du qanûn (tambour) et la poésie des mots retentissants. Pour faire revivre cette histoire légendaire, Kawtar Kel a puisé en son for intérieur. Une quête de soi qui l’a amenée à reconstituer les pièces du puzzle d’une partie de sa vie.

Du Bollywood au hip hop

Kawtar Kel a grandi entre Grand-Charmont en Franche Comté et Taza, près de Fès d’où sont originaires ses parents. “J’ai passé toutes mes vacances au Maroc, se rappelle cette trentenaire qui est l’avant-dernière d’une famille de cinq enfants. À chacune de mes venues, mon oncle Mustapha m’embarquait avec mes cousins dans son cinéma. Comme il en était le directeur et surtout un grand fan de Bollywood, il ne projetait que ce genre de films ! Je me revois encore imiter la chorégraphie des danseurs qui se déchaînaient à l’écran.” Résultats : son oreille musicale et son corps s’imprègnent inconsciemment de la musique indienne. À 8 ans, elle fait ses premiers pas en danse… africaine. Puis à 14 ans, elle est fascinée par le hip hop. “Alors que je sortais de mon cours de judo à Grand-Charmont, une musique a attisé ma curiosité, se souvient-elle. Je me suis rapprochée de la salle, et là, j’ai vu une femme, la seule du groupe, qui travaillait ses mouvements avec une telle souplesse. C’était magnifique ! J’en étais comme hypnotisée.” En ces temps-là, Kawtar n’avait jamais entendu parler du hip hop. Après cette découverte, elle va se précipiter chaque samedi après-midi dans cette fameuse pièce pour scruter et enregistrer la gestuelle des danseurs. Timide, elle ne dit mot. L’un des danseurs est alors intrigué et lui propose, au bout de quelques temps, de se joindre à eux. Elle accepte. Kawtar est aux anges. Elle évolue et s’épanouit dans cette troupe qui se transformera, plus tard, en la compagnie “Art 2 sens”. Mais, en 2005, elle doit quitter le nid. Direction Paris pour poursuivre ses études en ressources humaines. Ses repères vont alors éclater et sa quête de soi démarrer.

Sa vie, une quête en mouvement

“L’intégration, les études et les relations : tout était à (re)construire) et à transformer”, se remémore Kawtar Kel, confiant qu’“à cette époque-là, il m’est souvent arrivé de repenser à ce que me disait mon père lorsque je le questionnais sur l’Islam. C’était un musulman discret dans sa pratique qui répondait souvent par des sourires, des silences, mais aussi cette phrase : ce que tu cherches, te cherche…” À Paris, elle se plonge dans ses livres, et s’évade, dès qu’elle le peut, à Châtelet pour se confronter à d’autres danseurs hip hop. Mais les battles ne la rassasient pas. Elle a le sentiment d’errer. Quel cap prendre ? Et où le trouver ? La réponse est arrivée sans prévenir. Un beau jour, Kawtar reçoit un mail qui ne lui est pas destiné, l’invitant à participer à un casting. “La compagnie de danse indienne “Dansez Masala” était à la recherche de danseurs professionnels dans divers styles”, décrit-elle. La jeune femme décide de tenter sa chance sans grande conviction. “Deux types d’improvisation m’ont été demandés : la première sur du hip hop et la seconde sur une musique indienne que je connaissais déjà, sourit-elle. Je l’avais entendue dans l’un des films projetés maintes fois par mon oncle au cinéma.” Son corps se remémore, s’exprime. Il semble comme habité, de quoi emballer la chorégraphe qui lui demande sans tarder d’intégrer sa compagnie. La jeune femme se lance dans cette aventure pendant près de sept ans. “La danse indienne m’a appris la grâce”, lâche-t-elle. Avec ses nouveaux compagnons, elle monte sur scène, sillonne la France ainsi que l’Europe, et joue également dans des clips et des films franco-indiens. “Quand j’étais petite, mon oncle était convaincu que j’allais me produire avec une star de Bollywood, rigole-t-elle. Il avait raison : lors d’un tournage, je me suis retrouvée aux côtés du célèbre acteur indien Salman Khan !” 

Un hymne à l’amour

En 2010, Kawtar Kel s’envole en Inde pendant trois mois pour se consacrer pleinement à l’apprentissage du Kathak. “Une danse classique du nord de l’Inde, qui est beaucoup plus aérienne que les autres danses indiennes, développe-t-elle. Cette expérience m’a permis de revoir les bases.” Quand elle rentre de ce voyage, elle quitte “Dansez Masala” et crée, un an plus tard, sa propre compagnie “ChoréSophes” réunissant une trentaine de danseurs. En 2012, elle monte son premier spectacle “Les Dessous de Bollywood” et réalise des chorégraphies pour des téléfilms comme l’As du Palace pour M6 ou encore Versailles pour Canal+. La vie lui sourit. Mais le 12 mai 2013, elle sera bouleversée. Son père décède. Le monde de Kawtar s’écroule. Elle ne danse plus et ne parvient plus à créer. Elle n’a plus la force. Elle ne pense qu’à l’être aimé disparu qui l’avait poussée, sans lui dire, à s’intéresser à l’histoire de Rûmi. “Avec peu et parfois sans mots, mon père a fait beaucoup ! Il m’a ouvert le champ des possibles !”, souligne-t-elle, avant d’évoquer un événement troublant marquant sa vie : “À Paris, je me rendais régulièrement à l’Institut du monde arabe, et un jour, mes yeux se sont longuement posés sur un tableau puis sur une citation : ‘Ce que vous cherchez, vous cherche’... Elle provenait de Djalâl-od-Dîn Rûmi…” Et d’enchaîner : “Après plusieurs mois d’errance à la suite du décès de mon père, une voix profonde me murmura de partager tout ce qui avait articulé ma vie ces dix dernières années. Je suis sûre que c’était celle de mon père.” Ce besoin d’écrire a aussi été alimenté par un livre offert par une amie. “C’était le best-seller ‘Soufi mon amour’ d’Elif Shafak qui raconte la rencontre entre Shams et Rûmi…”

Pendant six mois, elle se libère et jette ses pensées sur le papier. Un nouveau projet est en train de prendre forme. Elle le baptise “Derviche mon amour”. “Il parle de l’amour inconditionnel qu’un Bien-Aimé porte à son compagnon de route, comme de l’amour inconditionné que le Divin porte à sa Création, ou encore de l’Amour inconditionnel et inconditionné qu’un père porte à son enfant”, se laisse-t-elle dire, ajoutant que cette création intime est un rêve éveillé. Et de se rappeler que lors de la toute première représentation de “Derviche mon amour” qui avait réuni le milieu artistique parisien, un grand metteur en scène français lui avait confié que c’était dans ces moments-là qu’il regrettait de ne pas être croyant. Des mots magnifiques comme ceux lâchés par Kawtar à la fin de notre rencontre, tenant à reprendre un extrait de son spectacle : “Les noms changent. Ils vont et viennent… Mais l’essence reste la même. Peu importe les “Sham’s” qui traversent les temps. Ce qui compte c’est où sont les “Rûmi” pour les voir ?” C’est ce que les interprètes tentent de questionner durant tout le parcours giratoire de “Derviche mon Amour”. Une âme éperdue d’extase. Une âme qui danse la poésie du visible et de l’invisible. Salem Sobihi, Thomas Laubacher, sur la musique originale enivrante signée Samuel Sené, retranscrivent et interrogent. Virevoltant. υ

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