Pourquoi avoir monté, en novembre dernier, le projet JawjabT ?
Il a été conçu pour intensifier l’accompagnement des créatrices de contenu au sein de l’incubateur, car il a été très vite évident qu’il fallait un dispositif spécifique et renforcé pour encourager les filles à se mettre en avant. JawjabT, c’est aussi une démarche engagée pour plus de représentativité et de diversité féminine sur le web. En somme, l’émancipation par la créativité.
Doit-on forcément passer par un incubateur 100 % féminin pour révéler les talents femmes de demain ? Si c’est le cas, n’est-ce pas malheureux voire inquiétant ?
JawjabT est un dispositif au sein même d’un incubateur mixte. Les filles ne sont pas ostracisées dans la pépinière de talents, mais elles bénéficient effectivement d’un accompagnement accru. Cela étant dit, nous vivons une époque de transition, il y a une prise de conscience à l’échelle mondiale par rapport à la question du genre et la place de la femme. Des projets comme JawjabT naissent peut-être de constats négatifs, mais constituent un début de changement. Et ça fonctionne. Enormément de jeunes filles nous ont contactés depuis le lancement de la campagne. Ça leur fait du bien de savoir qu’elles sont les bienvenues, c’est aussi simple que ça. Et c’est plutôt réjouissant. Demain on l’espère, ce type de programmes ne sera plus utile. En attendant, on essaye de contribuer à une certaine normalisation de l’égalité.
Qui sont ces jeunes femmes qui participent au JawjabT ?
Tout d’abord, il y a les marraines : Rita El Quessar et Sonia Terrab. Toutes deux sont scénaristes et réalisatrices, et encadrent non seulement les participantes, mais ont été les premières à produire du contenu au sein de JawjabT afin de lancer le programme. Parmi les jeunes femmes, nous avons Zainab Fassiki, bédéiste très engagée, qui collabore à l’illustration animée d’un concept de confessions, imaginé par Rita El Quessar. Le dessin est un outil formidable qui permet d’aborder des sujets très sensibles voire chocs, tout en dédramatisant le propos. On est en train d’explorer un thème en particulier dans ces capsules, dont on n’a encore jamais parlé publiquement au Maroc. Il y a aussi Khadija, une jeune étudiante en journalisme qui lance un nouveau format de débat, dans lequel tous les tabous seront évoqués. C’est une jeune fille déterminée qui a envie de pousser les femmes à se réapproprier la parole, à parler de leur vie intérieure voir même de leur vie secrète. Autre jeune fille : Rita, étudiante anglophone. Elle développe actuellement un « social experiment » humoristique afin de révéler la perception que l’homme a de la femme dans l’espace public. Le rapport au corps, aux origines. Elle n’a pas froid aux yeux et elle entend bien exposer les contradictions que connaît la femme dans la société avec beaucoup de second degré. Je vous ai donné quelques exemples de projets mais il y en a beaucoup d’autres en cours d’élaboration. Ces jeunes filles nous surprennent et nous inspirent par leur courage, leur liberté intellectuelle et leur envie de changement.
Parlez-nous de la campagne « Marokkiates », le projet vidéo de Sonia Terrab lancée depuis le 30 novembre.
Sonia Terrab a eu envie d’aller dans la rue à la rencontre des femmes et de créer une intimité au milieu de cet environnement impersonnel. C’est un moment de confession volé qui permet de prendre le pouls et d’avoir une idée sur qui est la femme marocaine d’aujourd’hui. Ces femmes interrogées y apportent leurs réponses dans toute leur diversité. Il n’y a pas d’opinions, de sujets, de thèmes, mais simplement des tranches de vécu, des anecdotes qui font d’elles les femmes qu’elles sont devenues. Cette série est destinée au plus grand nombre. La force de JawjabT est que nous ne créons pas du contenu pour les femmes, mais pour tous par les femmes. Les sept épisodes sont déjà prêts contenant des témoignages forts. Il y a tellement de matière et de rencontres à faire, que cela peut durer un an et devenir une réelle expérience sociologique. En tout cas, c’est notre ambition.
https://www.facebook.com/jawjabma/videos/913608342123338/
Quels retours en avez-vous ?
Les commentaires après la diffusion du premier épisode sont extrêmement positifs, Après, notre objectif n’est pas de faire l’unanimité, mais d’encourager le débat. Certains épisodes seront moins consensuels. L’essentiel, c’est que ça suscite le questionnement, et que ça pousse les gens à réagir et à échanger.
Vous travaillez également avec l’ONU Femmes Maghreb sur la campagne « Hit Ana Rajet ». En quoi n’est-elle pas une énième campagne contre les violences faites aux femmes ? En bref, quelle est sa force ?
Il est en général difficile de se représenter concrètement une mentalité ou une culture. Les statistiques restent des notions abstraites puisqu’impersonnelles. Nous avons donc plutôt opté pour un dispositif puisé dans le réel afin d’illustrer la pression sociale qui joue un grand rôle dans les comportements masculins. Nous avons utilisé des commentaires Facebook négatifs pour parasiter l’image d’un spot traditionnel. Ce sont, pour la quasi-totalité, des commentaires existants que nous sommes allés chercher sur le web. Une partie des Marocains ont par conséquent contribué à illustrer ce propos. Ils sont impliqués, et c’est ce qui fait la force de la campagne. Le web permet de prendre le pouls d’une société, c’est un miroir grossissant car les gens se lâchent derrière leur écran. C’était intéressant d’exploiter cette matière et de demander indirectement au spectateur : « Est-ce que c’est vous ? Ça vous représente ? ». Cette campagne n’est pas focalisée sur la femme en tant que victime, mais sur le rôle masculin. C’est triste à dire mais le public s’est habitué aux images de femmes violentées. Cela ne le touche plus, cela ne le choque plus. Mais cette campagne fait aussi la promotion de la masculinité positive, à travers la participation d’ambassadeurs célèbres qui élèvent la voix dans un environnement qui n’y est pas favorable et qui est symbolisé par ces commentaires anonymes.
Selon vous, les capsules vidéo sont-elles des armes indispensables pour lutter efficacement contre les violences faites aux femmes ?
Le web est aujourd’hui une arme redoutable. Il y a des choses assez extrêmes qui se font par vidéos interposées : l’embrigadement religieux se fait virtuellement, le harcèlement se fait virtuellement. Il faut donc offrir une alternative positive. C’est indispensable car cela impacte une génération. Cependant, quand on parle d’efficacité tout dépend du fond. Il y a peu d’opportunités ou d’acteurs qui attaquent les sujets de front, appellent un chat un chat, parce que la poursuite de l’audience et le « like » sont devenus une priorité. C’est pour cette raison qu’à Jawjab, nous offrons cette liberté aux jeunes. Nous ne faisons plus semblant de parler des sujets. Nous y allons à fond, au risque de déplaire car ce qui nous intéresse finalement, c’est de participer à une révolution culturelle.