Jalil Tijani, un comique EXTRA lucide (Interview)

Jalil Tijani est l’humoriste du moment. Depuis plus d’un an et demi, il dépeint, avec brio, la société marocaine dans son premier one-man-show baptisé “Jeux de société”. Un spectacle qui fait fureur au point qu’il a décidé de rajouter des dates au Maroc mais aussi à l’étranger. Interview pleine d’humour et de sincérité.

Votre one-man-show “Jeux de société” remporte encore aujourd’hui un franc-succès. Quel est votre secret ?
Je pense que j’ai réussi à saisir des sujets qui préoccupent le public et à les “formuler”, d’un point de vue humoristique, à travers ma galerie de personnages, ce qui fait écho chez le spectateur. Le côté théâtral de mon one-man-show a certainement aussi plu car la tendance actuelle des humoristes tend plutôt vers le stand-up.

En mai dernier, vous aviez confié sur l’un de vos posts Facebook que vous doutiez parfois. Le succès de “Jeux de société” vous a t-il surpris ?
J’ai toujours été accompagné par le doute. Par exemple, lorsque j’ai commencé mes premières études en hôtellerie, j’étais perplexe car je désirais déjà faire du théâtre mais je n’ai pas eu le courage, la folie voire l’audace de me lancer. Bref, pour revenir à “Jeux de société”, j’avais eu, en ce temps-là, l’intuition d’avoir écrit quelque chose d’intéressant. Mais, vous savez, tant qu’on n’a pas la confirmation sur scène et qu’on n’entend pas les rires du public, on n’est pas rassuré. Je compare souvent les humoristes à des sportifs de haut niveau qui se préparent à une compétition. Ils sont parfois envahis par le doute et c’est dans ces moments-là qu’ils travaillent d’arrache-pied. Le doute ne doit donc pas nous effrayer.

Rassurez-nous, vous ne doutez plus aujourd’hui ?
Non, je me sens à l’aise sur scène, à tel point que je m’autorise des  moments d’improvisation. Aujourd’hui, place à l’amusement avec le public !

Vous vous êtes inspiré de votre vécu pour écrire votre spectacle. Mais qu’est-ce qui a été le plus dur dans le processus d’écriture ?
Le plus compliqué a été d’avoir une vision globale de ce que pourrait être mon one-man-show. Car, au début, on se demande comment arriver à rendre cohérents plusieurs bouts de spectacle qui ne font pas encore sens ? Au fil du temps, tout est devenu plus clair et le show a pris forme.

Mais n’aviez-vous pas peur d’avoir un regard biaisé sur la société marocaine alors que vous avez grandi entre les Pays-Bas et le Canada, vos parents étant diplomates marocains ?
Non, comme vous l’avez dit, mes parents sont Marocains. Et puis, lorsque je suis arrivé au Maroc, j’étais encore enfant. Je devais avoir 9 ans. Je me rappelle qu’à notre retour, j’observais beaucoup et j’essayais de comprendre les codes afin de les utiliser avec humour dans le but de me faire des amis. Pour moi, le fait d’avoir grandi à l’étranger m’a au contraire donné cette capacité d’observation et d’étonnement indispensable à l’humour.

Vos personnages ont-ils évolué au fil de la tournée ?
Oui, je les ai peaufinés et je leur ai apporté quelques nuances, tout en les rendant plus complexes car je souhaite montrer que mes personnages ne sont pas juste des gens odieux mais qu’ils ont aussi leur part d’humanité.

À vos yeux, quel personnage est le plus attachant ?
C’est un monsieur muet qui traverse la scène avec sa charrette remplie de bidons d’eau, sur laquelle sont accrochés des ballons. Je voulais éviter le misérabilisme. Ce moment, silencieux mais assourdissant, est poétique. Ce passage qui intervient juste avant un sketch mettant en scène la frange la plus aisée du pays, rappelle ainsi qu’il existe des personnes traversant silencieusement et dignement cette société, même si notre regard, habitué à les voir, ne les voit plus.

Quelle place accordez-vous aux femmes dans votre spectacle ?
Elles font partie intégrante de l’ADN du show parce que la société est faite autant d’hommes que de femmes. Sur scène, j’interprète quatre personnages féminins : une adolescente, une trentenaire, une dame d’âge mûr et une grand-mère. Ce sont des personnages très forts à travers lesquels on comprend ce qu’est être une femme au Maroc. Toutefois, il n’y a pas que mes personnages féminins qui parlent des femmes. Je n’ai pas voulu tomber dans les clichés, des femmes parlant pour les femmes et des hommes pour les hommes. Leur place est évidente et j’essaie d’éveiller les consciences dans ce sens.

Vous êtes un humoriste engagé. Vous avez notamment fait la Une de l’actualité en 2015 après avoir diffusée la vidéo parodique “Game of Tkalekh” (Les idiots) dans laquelle vous dénoncez le lynchage d’un homosexuel à Fès. En quoi l’humour peut-il être une arme face à l’ignorance ?

De tout temps et sur tous les continents, l’humour a été une arme contre l’ignorance. Pour moi, la scène est le seul endroit où l’on peut dire des vérités qui seraient beaucoup trop lourdes à entendre en dehors. C’est là où on arrive à mettre en lumière ce qui est obscur dans la société.

Aujourd’hui, quel autre sujet vous révulse ?
Il y en a un tas d’autres dont les conditions de travail et le manque de moyens dans les hôpitaux publics. Le témoignage d’une amie qui a fait un stage dans le service gynécologique, m’a dernièrement marqué… Essayons une nouvelle fois de transformer cela en rire pour mettre de la lumière dessus. Un autre sujet m’intéresse également : moi et mes propres contradictions. La nature humaine est complexe. Il faut l’explorer. 

Avant de vous lancer dans votre premier one-man-show, vous avez fait vos premiers pas à l’écran avec notamment la série “Kaboul Kitchen” ou encore le film “Looking for Oum Kulthum” de la réalisatrice iranienne Shirin Neshat. Le cinéma ne vous manque-t-il pas ?
C’étaient de belles expériences qui ont été trop brèves. Cet univers m’a donné envie… J’espère que de belles choses pourront se faire par la suite.

Vous laissez la porte ouverte…
Plus qu’ouverte (rire), je crie derrière “eh ohhhh, je suis là” (rire).

Quel changement a apporté “Jeux de société” dans votre vie artistique, et peut-être, personnelle ?
Il me procure un sentiment de satisfaction en parvenant à faire rire, au même moment, des gens qui ne se connaissent pas. C’est également le parachèvement d’un rêve. J’ai toujours voulu monter sur scène et faire ce métier. Mais honnêtement, je ne pensais pas arriver à le faire aussi bien ! C’est encore mieux que ce que je pouvais imaginer ! Il y a aussi un sentiment de victoire personnelle parce qu’à l’école, je n’étais pas un élève facile et brillant, notamment dans les matières scientifiques, au point que certains professeurs ne misaient pas sur mon avenir. Aujourd’hui, j’ai le sentiment d’être à l’endroit où je dois être dans ma vie. Le théâtre est chez moi !

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