Un samedi. Vers 12h. À proximité du stade Mohammed V à Casablanca. Khaira et Leila, deux ferventes supportrices du Wydad font les dernières vérifications avant de se diriger vers les gradins. Tickets, cheek. Téléphones, cheek. Et un peu d’argent pour acheter de quoi grignoter, cheek. Les deux femmes vêtues de rouge, la couleur de la mythique équipe de foot, vont entrer dans le stade quatre heures et demi avant le début du coup d’envoi. “Le match démarre à 16h30, mais en y allant assez tôt, nous pourrons avoir de bonnes places mais aussi rentrer tranquillement, explique Khaira, 34 ans, qui fait partie de l’Association de la Famille Wydadie. Car il n’y a qu’une seule file pour les hommes et les femmes.” En clair, à partir d’une certaine heure, c’est en mode collé-serré que les supporters avancent jusqu’au pied du stade qui reste, de toute évidence, un milieu très masculin dans lequel quelques femmes ont réussi, tant bien que mal, à s’imposer. “Des hommes nous disent encore que notre place est à la cuisine ou que nous portons la poisse. Ils prétendent que depuis que nous venons voir le Wydad jouer, l’équipe perd”, déplore Khaira, avant qu’une autre supportrice, Dounia, enchaîne : “Lorsque nous avons fait la queue pour acheter les billets pour la finale du championnat de la Confédération africaine de football (CAF) qui opposait le Wydad à l’équipe égyptienne, Al Ahly, il y avait un guichet réservé aux femmes. Nous avons attendu de 9h jusqu’au 15h30 pour les récupérer. Et des hommes ont osé nous insulter et nous dire que les tickets que nous prenions, auraient dû leur revenir !” Des remarques misogynes qui ne semblent plus les effaroucher. “Nous n’avons pas à nous justifier. Le débat est stérile. Nous sommes autant supportrices qu’eux et nous en sommes fières”, lancent-elles. En effet, Khaira et Dounia sont incollables sur le Wydad, que ce soit sur le niveau des joueurs et leur évolution ou les moments clefs qui ponctuent l’histoire de leur équipe préférée. Les deux amies qui se sont rencontrées dans les gradins, ont été initiées au football alors qu’elles étaient hautes comme trois pommes. “C’est mon père qui m’a transmis sa passion”, confie Khaira. “Moi, ce sont les garçons du quartier de ma grand-mère avec qui je jouais au foot. Leur conversation tournait toujours autour du Wydad”, se remémore, à son tour Dounia qui, adolescente, était également éprise du football italien. “À l’époque, je ne loupais jamais le championnat italien Calcio diffusé chaque dimanche sur 2M et animé par Lino Bacco et Karim Dronet. On peut dire que c’est à travers le foot italien que j’ai davantage apprécié ce sport.”
Tandis que Khaira ne se rappelle pas de ses premiers pas au stade, Dounia en garde un souvenir intact. “C’était en 2004 lors du match amical qui opposait le Maroc à l’Argentine, sourit-elle. Mon beau-père m’avait fait la surprise pour mes 20 ans. Je n’ai pas lâché le terrain des yeux. J’ai eu des frissons tout au long de la partie. J’avais face à moi de grands joueurs !” Depuis, Dounia est devenue une habituée des gradins, tout d’abord accompagnée de ses collègues, puis toute seule.
Le stade, du plaisir à l’imprévu
“Je n’ai jamais peur”, assure dans un premier temps Dounia avant de se rappeler du match de 2012 qui opposait le Wydad au FAR. “Avant la mi-temps, je ne sais pas pourquoi, les supporters ont commencé à lancer des projectiles sur la police présente à l’intérieur du stade… Comme de nombreuses personnes, je me suis retrouvée au milieu. Je voyais des pierres voler devant moi. Je me suis rapidement éclipsée à l’extérieur. C’était trop tendu. J’ai eu la peur de ma vie !, raconte-t-elle. Les matches se sont ensuite joués à huis clos, et pour tout vous dire, je comptais ne plus y assister.” C’est ce qu’avait espéré sa mère, morte d’inquiétude en voyant à la télé les violences et sachant sa fille toute seule au stade. Mais au bout de quelques temps, c’était plus fort que Dounia : elle y est retournée et sa peur a disparu dès le premier coup de sifflet.
Des supportrices de caractère
À chaque match qui se déroule au stade Mohammed V à Casablanca, le périmètre est bouclé. Pour y pénétrer, il faut franchir deux “barrages” et montrer patte blanche. Des mesures de sécurité rassurantes qui ne s’arrêtent pas là. Nouvelle halte, pour une inspection du sac. Puis, direction des policières pour une fouille au corps. C’est à la porte 4 que Khaira et ses acolytes filles de l’association de la Famille Wydadie vont s’installer. Impossible d’accéder de l’autre côté du grillage, à la zone nord du stade baptisée Frimija que se sont octroyés les Winners, les ultras du Wydad. “Les femmes n’y sont pas acceptées, explique Oumaima, arrivée un peu plus tard. Il y a quelques temps, les copines de certaines ultras y venaient, mais elles étaient draguées par d’autres hommes.” Pour qu’il n’y ait plus de problèmes, elles ont été bannies des lieux. Certaines tentent toujours d’y accéder comme ce jour-là. Résultat : une vague d’ultras s’est levée, retournée et a hurlé à la femme qui a osé s’aventurer dans leur zone de “dégager” ! Une scène qui s’est répétée à deux reprises. “Le problème au Maroc, c’est que les supportrices ne sont pas respectées comme en Europe. Quand on regarde, que l’on soutienne ou non une équipe, on nous trouve ici inutile, même si je ne veux pas mettre tous les hommes dans le même panier”, me glisse Oumaima qui est le genre de femme à avoir du cran. Car à l’écouter enchaîner ses anecdotes, elle ne se laisse jamais marcher sur les pieds, comme cette fois-là, en 2016, lorsqu’elle est allée à Safi avec son petit frère voir un match opposant le Wydad au FUS. “Lorsque nous faisions la queue pour rentrer, un agent de la sécurité m’a expliqué que je devais me diriger vers l’entrée réservée aux femmes qui se trouvait de l’autre côté du stade”, raconte-t-elle. Oumaima s’exécute, mais arrivée là-bas, un autre agent la stoppe. “Il a osé me lancer que ‘si j’étais sa fille ou sa sœur, il n’aurait jamais accepté que je sois ici’. Puis il m’a refoulée !” Son sang n’a fait qu’un tour. Ni une ni deux, la jeune femme de 23 ans cherche son supérieur pour se plaindre. “C’est mon droit d’assister à un match !”, lâche-t-elle encore tout énervée. “Il a touché deux mots à l’agent, puis je suis entrée”, précise-t-elle fièrement.
Des hommes aussi pro-supportrices
Assis à proximité des supportrices, des hommes, membres de l’association de la Famille Wydadie. “Notre association encadre les supporters pour que les femmes et les familles y viennent en toute sérénité. Il ne faut jamais oublier que l’essentiel, c’est de passer un bon moment sans grabuge”, insiste Younes Samit, le secrétaire général. Comme les autres adhérents, ce quadra ne supporte pas les réflexions et l’attitude de certains à l’encontre des femmes. Pour preuve, le jour du match, un homme installé deux rangs plus haut, jette une bouteille d’eau sur Khaira. La raison ? Un cameraman la filme. Normal, il réalise un reportage sur les supportrices. Mais, ce n’est pas du goût du supporter qui en vient même à hurler : “Et nous, alors ? Il n’y a pas que des femmes au stade.” Le ton monte alors entre lui et deux membres de l’association. Pour ces derniers, il est inconcevable de rester impassible face à une telle violence. L’an dernier, l’association de la Famille Wydadie a organisé un débat sur la “présence des femmes au sein du stade”. “C’était une idée de nos membres femmes, indique Younes Samit. Autour de la table, il y avait “des acteurs sportifs, des médias, des membres qui assurent la sécurité”, énumère-t-il brièvement, avant d’expliquer que “nous voulions attirer l’attention sur ce qu’elles vivent.” L’un des problèmes évoqués a été l’accès aux toilettes. L’une est normalement réservée aux femmes mais l’écriteau le spécifiant est caché par un autocollant. Bref, elles ne peuvent y accéder sauf si elles sont accompagnées pour “plus de sécurité” car les hommes y viennent aussi. Sinon, la seule solution est de se retenir ! Le plus étonnant, c’est que lors du Championnat d’Afrique des nations (CHAN) qui a été organisé début 2018 au Maroc, des toilettes avaient été véritablement réquisitionnées au stade de Casablanca pour les femmes, comme me l’atteste Khaira, mais dès la fin de cette compétition, tout était revenu comme avant… “L’association est actuellement en train de travailler avec la société Casa Events qui gère le stade”, nuance de son côté Younes Samit, avant de me toucher quelques mots sur la proposition de son association : “On pourrait demander aux femmes d’y aller 5 min avant la mi-temps”… Affaire à suivre, en attendant le match continue !