L’héroïne de “La vérité sort de la bouche du cheval” s’appelle Jmiaâ. C’est elle qui raconte et se raconte. Sans fioriture et dans un langage délicieusement cru, elle révèle la face cachée d’un univers glauque, ses rêves, ses espoirs et son quotidien. Personnage haut en couleurs qui refuse compromis et compromission, Jmiaâ fait face aux situations les plus pénibles avec lucidité et courage. Dotée d’un fort caractère, d’une grande gueule et d’un sens inné de la dérision, la jeune femme refuse de s’apitoyer sur son sort ou de se faire plaindre.
“Dans le quartier où j’habitais, j’étais fascinée par ces femmes assises à longueur de journée à côté du marché. J’écoutais parfois leurs discussions et disputes, et je glanais ici et là des anecdotes les concernant. Il y avait également un gardien de voitures, qu’on retrouve d’ailleurs dans le roman, qui me racontait de temps à autre leurs aventures”, explique Meryem Alaoui que nous avons rencontrée le 5 septembre dernier lors de la présentation de son livre à la librairie livremoi à Casablanca. “Le personnage de Jmiaâ s’est imposée à moi de lui-même” résume la romancière. Et c’est Casablanca, pour qui l’auteur nourrit une tendresse particulière, qui sert de décor aux péripéties du roman, et à ce drame social vécu par des centaines (des milliers ?) de femmes lâchées dans une ville où se côtoient riches et pauvres dans une promiscuité qui frise l’indécence. L’occasion pour Meryem Alaoui d’en découdre avec l’hypocrisie sociale régnante, les faux-semblants, la corruption, la marginalisait, etc.
Dès les premières pages de la “La vérité sort de la bouche du cheval”, Jmiaâ plante le décor. Elle exerce le plus vieux métier du monde pour survivre et faire vivre sa fille. Au fil des pages, on en apprend un peu plus sur elle, sur sa vie, sur un mari qui l’a jetée sur le trottoir, sur sa mère à la moralité irréprochable, sur son maquereau, ses amies et ses rivales, ses voisines et ses clients… Jmiaâ habite le roman de bout en bout. Sa gouaille et son sens de la répartie ne laissent personne indifférent. Elle promène un regard aiguisé et lucide sur sa vie, décrivant sans tabou et dans un style imagé non dénué d’humour le monde de la nuit, ses prostituées, ses beuveries et ses violences.
Puis, la vie de Jmiaâ est mise sous les projecteurs suite à sa rencontre avec Chadlia, une Marocaine ayant vécu depuis toujours aux Pays Bas et qui désire réaliser un film sur le quartier de son enfance et l’univers où évolue Jmiaâ. Cette dernière la surnomme “Bouche de cheval”, ce qui donne son titre au livre. “Ce titre est un clin d’œil à un proverbe, l’éditeur l’a gardé, et c’est tant mieux”, précise la romancière qui avoue que son manuscrit avait été refusé par plusieurs éditeurs avant que Gallimard ne l’accepte. “La vérité sort de la bouche du cheval” pourrait aussi être adapté dans un futur proche au cinéma. Meryem Alaoui assure y penser sérieusement.
Un roman et peut-être un film
Meryem Alaoui nous avoue avoir écrit les 20 premières pages de son roman d’une seule traite, dans un état de presque transe. Elle fait lire sa production à son époux qui n’est autre que Ahmed Reda Benchemsi. “Il adore ce qu’il lit, et cela me bloque littéralement”, dit-elle. Le manuscrit est délaissé dans un tiroir pendant plusieurs années. Et ce n’est qu’après son installation aux Etats-Unis qu’elle décide de replonger dans ce roman. “Quand je suis arrivée dans ce pays, j’hésitais entre l’écriture et le travail sur un projet de photos. Finalement, j’ai repris le roman”, précise l’auteure. Elle ne soumet son roman à l’œil critique de son mari qu’une fois la dernière ligne écrite. Mais c’est à lui qu’on doit le riche glossaire de la fin du livre permettant à un public non averti de saisir toutes les nuances du parler marocain.
Publié le 23 août dernier aux Éditions Gallimard, le livre est rapidement encensé par la critique, et choisi pour figurer dans la sélection officielle de plusieurs prix de renom, dont le fameux Prix Goncourt. Meryem Alaoui garde pourtant les pieds sur terre. “Je ne me sens pas dans la peau d’une romancière. Peut-être que j’écrirais d’autres romans ou pas…”, dit-elle. Venue à l’écriture non par hasard mais dans un cheminement presque naturel – la jeune femme ayant toujours été entourée des livres de l’extraordinaire bibliothèque de son père Driss Alaoui Mdaghri-, Meryem savait depuis toujours que l’univers de l’écriture était sa destinée. L’un de ses projets professionnels n’avait été autre que la création d’une agence de production de contenus rédactionnels. Parallèlement à cette activité, elle a créé la régie publicitaire du magazine Tel Quel et a dirigé ce groupe de presse pendant près de 2 ans avant de s’envoler vers les Etats-Unis.
Extrait croustillant
“Le problème avec ce travail, c’est que tu ne sais jamais sur qui tu vas tomber… Celui qui veut que tu l’engloutisses, et qui s’accroche à ta nuque comme s’il ne restait qu’elle sur terre. De l’océan déchaîné où il se débat, il t’étouffe dans sa chair flasque et veut que tu boives la tasse pour lui. Dans son naufrage, tu es un radeau. Ni chair ni sang ni foie. Ramené à terre, il te laisse sur la berge saumâtre écumante et sale. Et la marée te reprend. Un autre. Celui-là est furieux. Il a besoin de vider sa vigueur d’un jet long et dur dans toutes celles qu’il rencontre. Ta croupe est son dû. Dans sa cavalcade de flic zélé, il rue, frappe et déchire ton épaule. Dans ces champs où il voit une foule qui l’acclame, ses mains te fouettent comme l’air que sa course soulève. Quand il a fini, son œil torve défie cette terre dont il est le maître. Mais lorsqu’il croise sa gloire poisseuse dans les tiens, l’illusion se transforme en haine. Alors il cogne parce qu’il n’est que lui. Torturé, ivre et seul. Un autre encore.”
“La vérité sort de la bouche du cheval”, Ed. Gallimard, 260 pages, 260 DH.