La juge Amina Oufroukhi est débordée. Et pour cause. Le jour de notre rencontre, elle débarque tout juste de Washington pour faire le point, deux heures plus tard, sur un dossier important. “Mais pas de souci, vous avez le temps”, tient à nous rassurer celle qui, il y a encore quelque temps, déclinait toute demande d’interview. “J’ai toujours voulu travailler loin des projecteurs”, explique-t-elle. Car pour cette femme de 52 ans, les résultats priment sur la mise en avant de sa personne. Inlassablement et depuis des années, la magistrate se bat pour le droit des femmes, des enfants et contre la traite des êtres humains au Maroc. Le 27 juin dernier, ses efforts ont payé. Elle recevait des mains de Rex Tillerson, secrétaire d’État américain, le titre d’“Héroïne du rapport sur la traite des êtres humains” pour la region Moyen-Orient & Afrique du nord. Primée avec sept autres personnes, la juge marocaine était la seule lauréate originaire de la region. “Je ne m’y attendais pas, confie-t-elle. C’est vraiment un honneur de recevoir une telle récompense. J’espère que je pourrai mériter encore longtemps ce titre”, confie-t-elle.
La justice, une histoire familiale
Amina Oufroukhi est issue d’une famille de magistrats. “Mon père était au parquet général et mon grand-père était le premier cadi du Shrae de la région d’Itzer au Moyen-Atlas”, explique-t-elle fièrement. Autour de la table ou encore à la maison, on parle justice. “La bibliothèque de mon grand-père était remplie de livres sur la magistrature”. L’héritage laissé par son grand-père l’a marquée. “Vous savez, il ne se faisait pas payer et finançait lui-même ses déplacements dans la région. Cette mission lui tenait tellement à cœur. J’ai grandi avec une image très noble du métier de magistrat.” Amina Oufroukhi est l’aînée d’une famille de cinq enfants, et, de ses plus lointains souvenirs, elle a toujours été poussée par son père. “Nous étions trois filles et deux garçons. Il n’a jamais fait de différence entre nous. Au contraire, il était pour notre émancipation. Ma famille a toujours été modérée.” Le baccalauréat en poche, elle se lance presque naturellement dans des études de droit. En 1989, elle entame sa carrière comme commissaire judiciaire. “Je faisais le suivi des dossiers d’enfants victimes ou en conflit avec la loi”, raconte-t-elle. Son service gérait des affaires de “vulnérables”, mineurs, femmes et migrants. “J’ai toujours encouragé l’humanisation du traitement des dossiers qui nous parvenaient.” Touchée par le sort des victimes, Amina Oufroukhi devient, à la fin des années 90, magistrate rattachée à la direction des affaires pénales et des grâces au ministère de la Justice, avant d’être nommée au sein de comités nationaux interministériels spécialisés. “J’ai d’abord siégé dans le comité dédié à la protection de l’enfance, avant d’occuper un siège dans le comité dédié à l’égalité des genres”, énumère-t-elle.
Les années passant, Amina Oufroukhi se fait un nom dans le milieu. En 2003, la voici qui participe à la réforme du Code pénal et de la procédure pénale. “Cette réforme a permis de relever l’âge de la majorité pénale à 18 ans et d’inclure les dispositifs qui garantissent l’intérêt suprême de l’enfant”, tient à souligner cette juge qui se mobilise aussi contre les violences faites aux femmes. Autres mesures phases : la pénalisation du harcèlement sexuel et de l’exploitation sexuelle, sans oublier, en 2004, la création de “cellules” pour la prise en charge des victimes dans les tribunaux. “En 2008, nous avons mené une étude afin d’émettre des recommandations. Des assistantes sociales volontaires issues du département judiciaire ont été formées pour accompagner les victimes et faire la liaison entre les différents services. Ce fut un véritable combat pour nous, puisque leur rôle n’était au départ pas reconnu. Aujourd’hui, elles sont plus de 200 au service des femmes, des enfants et des victimes de traite”, explique celle qui siège aujourd’hui à la fois au comité d’élaboration de la stratégie nationale contre la violence à l’égard des femmes et à l’Observatoire national des femmes.
L’esclavage, son cheval de bataille
Des droits des femmes et des enfants à la traite des êtres humains, il n’y a qu’un pas. En effet, les femmes et les filles représentent 80 % des victimes de l’esclavage, et les enfants entre 15 et 20 %, d’après l’ONU. “En 2009, le Maroc a décidé d’élaborer une étude sur le sujet. Je crois que c’est à ce moment-là qu’il y a eu un déclic dans le pays, car il a été explicitement démontré que le Maroc était concerné par ce crime. Par la suite, le protocole relatif à la lutte contre la traite des êtres humains a été ratifié.” Mais la bataille ne fait que commencer. Des partenariats voient le jour avec des organisations comme l’ONU Femmes. Leila Rhiwi, représentante du bureau de l’agence onusienne au Maghreb, a collaboré plusieurs fois avec Amina Oufroukhi qu’elle qualifie “de personne profondément convaincue des droits humains”. “Son précieux appui a hautement contribué à la réussite des projets de partenariat entre le ministère de la Justice et ONU Femmes, notamment à travers la publication d’un rapport sur la traite des femmes et des enfants au Maroc en amont de l’adoption par le Parlement, le 25 août 2016, de la loi 27-14 relative à la lutte contre la traite des êtres humains”, explique-t-elle. Un engagement mené au prix de longues luttes. “Rien n’a été facile. C’est un domaine dans lequel il faut persévérer sans perdre espoir. Le plus difficile survient lorsqu’une mesure nécessaire ou attendue par la population ne peut être mise en œuvre à cause d’autres départements, du contexte social ou des mentalités. Mais malgré de nombreuses embûches, j’ai su résister. Mes deux directeurs des affaires pénales, Moulay Taib Cherkaoui puis Mohamed Abdennabaoui, ont toujours été à mes côtés et je leur en suis reconnaissante.” Amina Oufroukhi n’est pas du genre à baisser les bras. Cette grande Dame continuera à imposer la voix des “sans voix”. “Chacun de nous peut être vecteur du changement”, conclut-elle. υ