L’histoire du féminisme marocain trouve ses racines au début du XXème siècle, dans un contexte marqué par les bouleversements coloniaux et les revendications identitaires. Leila Rhiwi, militante féministe et ex-représentante d’ONU Femmes Maroc explique qu’il est “difficile de dater exactement l’origine du féminisme au Maroc. Mais il est important de considérer que c’est un mouvement historique qui a contribué à façonner un cadre normatif qui n’existait pas il y a 40 ans.” L’une des figures emblématiques de cette époque est Malika Al-Fassi, pionnière visionnaire. En 1944, alors que la lutte pour l’indépendance du Maroc bat son plein, elle marque l’histoire en devenant la seule femme à signer le Manifeste pour l’indépendance. Cet acte fort symbolise son engagement pour les droits des femmes et leur participation dans les affaires nationales. Deux ans plus tard, elle fonde l’association Akhawaat Assafa (Les Sœurs de la pureté), dédiée à l’émancipation des femmes par l’éducation. Entourée de militantes déterminées, elle œuvre pour garantir aux femmes un accès égal à l’instruction, élément clé pour leur autonomie et leur place dans la société.
Une nouvelle ère de luttes
C’est dans ce contexte d’effervescence que le féminisme marocain formule l’une de ses premières grandes revendications politiques : la critique de la Moudawana de 1958, alors baptisée Code du statut personnel. Ce texte, censé encadrer les droits de la famille, est rapidement dénoncé pour ses dispositions “profondément inégalitaires”. Malika Al-Fassi et ses consœurs y voient un symbole des hiérarchies patriarcales et réclament une réforme fondée sur une véritable égalité des sexes. “Cet acte de résistance féministe fait partie d’une longue série de combats, où la voix des femmes, bien que minoritaire à l’époque, se fait entendre avec force et détermination”, raconte Leila Rhiwi. Les revendications s’inscrivent alors dans un mouvement plus large, mêlant aspirations politiques et quête de justice sociale.
En 1975, les militantes de l’époque demandent une révision en profondeur du Code du statut personnel, exigeant l’égalité des droits pour les époux. Elles revendiquent la suppression de la tutelle matrimoniale, l’interdiction de la polygamie, et la transformation de la répudiation en divorce judiciaire. Mais ce n’est qu’à partir des années 1980 que les féministes marocaines se tournent vers la société civile pour faire entendre leur voix. Un virage décisif, qui marque la naissance de grandes organisations militantes comme l’Association démocratique des femmes du Maroc (ADFM) en 1985 ou l’Union de l’action féminine (UAF) en 1987. Ces collectifs vont jouer un rôle clé dans la prise de conscience collective, en s’attaquant frontalement aux bases patriarcales de la société, et en cherchant à réformer les normes juridiques et sociales en vigueur.
Dans les années 2000, le mouvement militant pour les droits des femmes entre dans une nouvelle phase de son histoire. Après des décennies de plaidoyer acharné, la réforme du Code de la famille en 2004 sous l’impulsion de S.M. le Roi devient une réalité. Considérée comme une victoire majeure, cette révision historique introduit des avancées significatives : le principe d’égalité entre époux est affirmé, la polygamie strictement encadrée, et le divorce judiciaire instauré, donnant aux femmes un droit inédit de rompre légalement leur mariage. En parallèle, les droits des enfants, notamment en matière de filiation et de pension alimentaire, sont renforcés. Pourtant, malgré cette réforme ambitieuse, les militantes féministes soulignent rapidement ses limites. Certaines dispositions restent ancrées dans une lecture conservatrice du droit, et leur application varie selon les tribunaux. Le féminisme marocain, loin de relâcher ses efforts, s’attaque alors à de nouveaux fronts, conscient que la Moudawana n’est qu’une pièce du vaste puzzle de l’égalité des genres.
“Durant les 20 dernières années, les revendications féministes se sont diversifiées, portées par des dynamiques et des formes nouvelles de mobilisation. Les questions de violence basée sur le genre, de harcèlement sexuel, de mariage des mineures et d’accès des femmes au marché du travail, de participations politiques sont devenues prioritaires”, explique Leila Rhiwi. En parallèle, des débats sociétaux houleux émergent autour de l’égalité successorale et de la réforme des lois pénalisant les relations sexuelles hors mariage. Ces questions provoquent des controverses intenses et révèlent également une fracture entre les visions progressistes et conservatrices. “Il y a 40 ans, parler de réformer le Code de la famille était considéré par certains comme un blasphème. Aujourd’hui, c’est devenu un sujet sans tabou”, abonde l’ex-représentante d’ONU Femmes Maroc.
Un “conflit” intergénérationnel
Le combat pour l’égalité des genres se trouve aujourd’hui à un tournant décisif. Les deux dernières décennies ont permis de réaliser des avancées significatives, comme l’appel à la réforme de la Moudawana en 2024 lancé par S.M. le Roi Mohammed VI, mais de nombreux défis persistent. Si les féministes se battent pour défendre les acquis de ces dernières années, elles doivent aussi faire face à de nouvelles formes d’injustices et repenser leurs stratégies pour s’adapter à un monde en constante évolution. L’arrivée d’une nouvelle génération, souvent connectée et active sur les réseaux sociaux, transforme les méthodes de plaidoyer. Des campagnes telles que #Masaktach, qui lutte contre le harcèlement sexuel, ou #KifMamaKifBaba, qui milite pour l’égalité des responsabilités parentales, mobilisent un public jeune et mettent en lumière des enjeux contemporains.
en débat lors d’un séminaire organisé par la Coalition Génération Genre Maroc en décembre 2024 à Rabat.
Cependant, bien que ces initiatives numériques soient efficaces pour attirer l’attention, elles se heurtent encore à des résistances profondes au sein de la société marocaine. Les tensions entre les générations sont palpables. Ces tensions ont été abordées frontalement lors d’un séminaire organisé par la Coalition Génération Genre Maroc en décembre 2024 à Rabat. Les militantes pionnières ont rappelé l’importance des luttes passées. Les jeunes militantes, pour leur part, ont souligné l’urgence de s’attaquer à de nouvelles problématiques comme la violence en ligne ou l’exploitation économique des femmes dans les secteurs précaires. “Nous avons des visions et des méthodes différentes, mais nous avons réussi à co-créer une manière de travailler inclusive et démocratique. Si le changement ne commence pas par nous-mêmes, il ne pourra jamais s’opérer dans la société”, résume Asmae Abou El Faraj, membre de l’ADFM.
Le féminisme marocain s’efforce donc aujourd’hui d’élargir son horizon en intégrant les voix longtemps marginalisées, celles des femmes rurales, des travailleuses domestiques ou encore des jeunes générations issues de milieux défavorisés. Cette démarche marque une évolution significative du mouvement qui comprend désormais que l’égalité des genres ne peut se dissocier d’une justice sociale globale. Abdelmajid Moudni directeur de l’association Médias et culture, insiste sur l’importance de cette évolution: “Les féministes historiques ont posé des jalons importants, mais les jeunes apportent des formes d’engagement innovantes. Nous devons collaborer pour pérenniser le mouvement et surmonter ensemble les défis internes et externes.” Toutefois, le militant féministe appelle également à une introspection collective : “Il est indispensable que les associations établies fassent leur autocritique. Elles doivent s’adapter aux réalités actuelles et mieux intégrer les nouvelles voix pour renforcer la pérennité du mouvement.” Cette autocritique, combinée à une ouverture intergénérationnelle, est perçue comme un levier indispensable pour relever les défis sociaux, économiques et culturels qui freinent encore les ambitions du féminisme marocain.
Malgré les progrès, les chiffres révèlent l’ampleur du chemin à parcourir. En 2023, le Haut-Commissariat au Plan (HCP) rapportait que le taux d’activité des femmes stagnait à 19 %, témoignant des résistances structurelles et culturelles profondément enracinées. Leila Rhiwi, appelle à une action concrète: “Les politiques publiques doivent se préoccuper de la question de genre, et inscrire le principe d’égalité et de justice sociale comme fondement de toute action à même de changer la vie des femmes.” Pourtant, ces défis n’entament pas la détermination du mouvement, qui continue de porter un message d’espoir et de résilience. “Le féminisme marocain est le fruit de toutes les luttes passées. Il est vivant, en transition, et surtout résilient”, conclut, avec optimisme, Amal Al Baghdadi. Avec une énergie renouvelée, une capacité d’adaptation et une volonté d’inclusion, les militantes marocaines montrent que le combat pour l’égalité est plus que jamais vivant. Leur message est clair : chaque étape franchie, aussi modeste soit-elle, rapproche un peu plus le Maroc d’une société plus juste et égalitaire.
“Tout le monde se dit défenseur des droits des femmes”
Tout le monde se prétend féministe et prône sa conception de l’égalité des sexes, ce qui crée une certaine confusion. Le problème, c’est que ce féminisme, comme il est exprimé, complique les dialogues, rend difficile les alliances, et de ce fait les influences. Tout le monde se dit défenseur des droits des femmes, mais de quoi parle-t-on exactement ? Et jusqu’où ces défenseurs et défenseuses sont-ils prêts à aller ? Ce flou rend la situation plus complexe. Ce dont nous manquons, c’est de transparence, de sincérité et de positionnements clairs. Autrefois,on pouvait analyser plus facilement les positions des alliés et des opposants. C’était simple. Aujourd’hui, tout semble brouillé. C’est pourquoi l’un des défis pour les défenseurs des droits des femmes réside dans la nécessité de démystifier les discours et de pousser ceux qui se revendiquent alliés à porter la cause avec plus de conviction et d’action.
Cela dit, ce brouillage n’est pas seulement un point négatif. On peut y voir un certain progrès, dans le sens où, suite à des années de plaidoyer, de réformes de lois, de politiques publiques, l’égalité des sexes est aujourd’hui un sujet largement débattu. Mais ces avancées ne doivent pas nous faire oublier qu’il reste encore beaucoup à faire. Le dialogue entre les générations de militantes est essentielle et doit se renforcer afin d’accélérer le processus de l’égalité des genres.