Le Maroc, à l’instar de bien d’autres pays à travers le monde, se trouve au cœur d’enjeux cruciaux en matière d’égalité de genre, notamment dans son système éducatif. Ces enjeux se reflètent dans les expériences vécues par les élèves au quotidien. “Pendant les pauses, j’ai remarqué que les filles sont souvent critiquées et jugées en fonction de leur apparence. Les taquineries et les moqueries sexistes des garçons envers les filles créent un environnement peu propice à l’apprentissage et à l’estime de soi”, témoigne Nadia, enseignante de langue française dans un collège privé à Casablanca. Ce constat est appuyé par Sara, une lycéenne de 17 ans, qui partage son ressenti : “les manuels scolaires continuent de présenter des exemples de métiers et de professions associés à un genre spécifique. Les filles sont souvent montrées comme des infirmières ou des enseignantes, tandis que les garçons sont représentés comme des médecins ou des ingénieurs.”
Pourtant, l’éducation, en tant que moteur de changement social, possède la capacité de briser les chaînes de l’oppression et d’accélérer le progrès. Dans cette optique, la pédagogie féministe émerge comme un élément central. Elle reconnait fermement que l’éducation est tout sauf neutre. Les méthodes pédagogiques, les programmes d’études et les dynamiques en classe ont le pouvoir d’affermir ou de remettre en question les normes de genre en place, comme le souligne le psychosociologue Mohcine Benzakour. Cette conception a suscité une réflexion profonde chez de nombreux chercheurs quant à la nécessité de repenser le système éducatif marocain afin de l’ancrer davantage dans une perspective de féminisation.
Une éducation axée sur l’égalité
“L’éducation féministe, également appelée éducation basée sur le genre, est une approche pédagogique visant à promouvoir l’égalité entre les sexes, à déconstruire les stéréotypes de genre, et à reconnaître et valoriser les contributions des femmes dans tous les domaines de la société”, explique Souad Ettaoussi, directrice générale de l’Institut Tahar Sebti et activiste des droits de l’Homme, engagée dans les questions liées à l’enfance et aux femmes. Apparue au début des années 1980 en Amérique du Nord dans la continuité des “groupes de conscience” féministes, la pédagogie féministe présente des similarités avec la pédagogie humaniste en mettant l’accent sur les émotions, et s’approche de la pédagogie critique en remettant en question la transmission des connaissances traditionnelles. Ce qui la distingue, c’est son attention particulière à la diversité, en permettant l’expression de celle-ci et en valorisant les caractéristiques principalement attribuées aux femmes selon les recherches. Elle sert aussi de cadre adapté pour les élèves marginalisés dans d’autres aspects. “Il est primordial de prendre en compte que l’apprenant, quelle que soit son étape de vie de la petite enfance au lycée, doit saisir le vécu de la femme, qui a traversé d’innombrables épreuves. Cette approche vise à repenser l’ensemble du système éducatif, qui était jusqu’à présent largement imprégné d’une idéologie libérale”, explique Mohcine Benzakour. Cependant, dans sa quête d’égalité des genres, le Maroc a-t-il lancé des initiatives ou des programmes éducatifs intégrant les principes de la pédagogie féministe ?
Dernièrement, l’Association démocratique des femmes du Maroc (ADFM) a lancé l’initiative citoyenne “Pour une école de l’égalité”, soutenue par des centaines d’associations féministes, de droits humains et de développement ainsi que par les syndicats de l’enseignement, les organismes représentant les inspecteurs pédagogiques, les associations de professeurs de diverses disciplines ainsi que les fédérations des associations de parents d’élèves. Une initiative qui a eu lieu un an après la présentation au ministère de l’Éducation nationale, du préscolaire et des sports, d’un mémorandum. “Les stéréotypes sexistes agissent sur les personnes et leur devenir. Ils sont lourds de conséquences à grande échelle et expliquent largement l’état des inégalités homme-femme en défaveur d ces dernières dans notre pays, et ce, dans tous les domaines”, avait avancé Aatifa Timjerdine, vice-présidente du bureau de Rabat de l’ADFM et membre du groupe de travail pour la promotion de la culture de l’égalité dans le système éducatif.
Aussi, la formulation de la feuille de route 2022-2026 pour la réforme de l’éducation a représenté une initiative majeure et marquante pour le Maroc. Structurée en trois axes, cette nouvelle feuille de route vise à promouvoir l’égalité des genres en mettant l’accent sur les élèves, les enseignants et les établissements scolaires. Le psychosociologue Mohcine Benzakour se réjouit de constater que “cette charte a pris en compte la dimension du genre et est désormais considérée comme une référence au sein du système éducatif marocain. Il est important de souligner le consensus qui s’est formé autour de ce document, démontrant une adhésion commune à son contenu. Cependant, ces intentions politiques, bien que reflétant un progrès significatif, font souvent l’objet de critiques car elles ne sont pas toujours en harmonie avec les pratiques pédagogiques actuelles. Cette incohérence est largement due à la persistance d’une mentalité patriarcale qui peine à s’aligner sur le rythme de l’évolution politique”, explique le sociologue.
Un désir de changement freiné
En réalité, et en dépit des débats diversifiés à ce propos, les actions concrètes semblent faire défaut. D’un côté, la mise en œuvre de telles initiatives se heurte, avance Souad Ettaoussi, à plusieurs défis et obstacles. Ces derniers entravent la concrétisation de la volonté politique d’évolution. “Les obstacles incluent notamment la résistance culturelle ou traditionnelle, les perceptions négatives associées aux femmes, le manque de ressources et de formations spécifiques, ainsi que les contraintes institutionnelles et structurelles”, précise la directrice générale de l’Institut Tahar Sebti. D’un autre côté, comme le souligne Bouchra Abdou, présidente de l’association Attahadi, la persistance de l’enseignement des principes islamiques fondés sur la domination masculine joue un rôle majeur. “Cette dynamique transforme les écoles et les universités en des lieux ambigus où cohabitent deux logiques contradictoires de manière schizophrénique: celle de supériorité de l’homme d’une part et celle de l’égalité de l’autre”, explique-t-elle.
Cet état de fait n’est pas exclusif au Maroc. Dans de nombreux pays, y compris parmi les plus développés, subsiste une persistance de comportements dominants qui perpétuent les inégalités de genre. Bien que la coéducation soit de mise depuis longtemps, les garçons et les filles ont tendance à former des groupes distincts. “Toutefois, dans des pays comme le Maroc, cette situation se complexifie, car les filles font face à des discriminations sexistes dès leur plus jeune âge, parfois même de la part de leurs enseignants et du personnel éducatif. Cette réalité peut fortement affecter leur confiance en elles”, poursuit la présidente d’Attahadi. Assurer la qualité de l’éducation constitue donc une préoccupation primordiale : il ne suffit pas que les filles fréquentent l’école, elles doivent également bénéficier d’un enseignement inclusif et de qualité dans un environnement favorable. “Pour une grande majorité de ces jeunes filles, les perspectives sont restreintes en raison des attentes familiales liées aux tâches domestiques et aux mariages précoces, ainsi que des pressions inimaginables auxquelles elles sont confrontées à l’école ou lors de leurs déplacements entre ces deux sphères complices”, déplore Bouchra Abdou.
De plus, selon la militante féministe, les manuels scolaires persisteraient à présenter des images de la femme en tant que reproductrice, dévouée à son rôle de mère, s’occupant de ses enfants et veillant au bien-être de son époux. Ces concepts sont diffusés à la fois auprès des élèves et des enseignants, ce qui va à l’encontre des idéaux égalitaires portés par la pédagogie féministe. “Le contenu très conservateur des manuels est renforcé par un système de gestion autoritaire et par les attitudes sexistes adoptées par de nombreux acteurs, mettant en évidence la nécessité impérieuse de reconsidérer en profondeur les bases du système éducatif à tous les niveaux au Maroc”, déplore Bouchra Abdou. Pour qu’un réel changement s’opère, il est donc nécessaire de promouvoir une transformation profonde des mentalités et d’intégrer activement ces valeurs d’égalité dans les pratiques éducatives quotidiennes. En embrassant la diversité et en mettant l’accent sur l’égalité, la pédagogie féministe peut catalyser un changement profond dans le paysage éducatif marocain, offrant ainsi aux générations futures une voie vers une société équilibrée et épanouissante. Car, ce n’est qu’en alignant les aspirations politiques et les pratiques éducatives, qu’on peut espérer instaurer une culture égalitaire authentique et durable au sein du système éducatif.