Pour des milliers de femmes, l’avortement clandestin est un recours inévitable. Le cadre légal actuel ne permet cette pratique que si la vie de la mère est en danger. En conséquence, certaines femmes se voient contraintes de recourir à des substances toxiques ou de se rendre dans des arrière-salles insalubres où l’intervention se fait dans des conditions précaires et dangereuses. Pour celles qui cherchent à éviter ces risques extrêmes, l’avortement clandestin pratiqué par des médecins représente une alternative, mais elle est loin d’être accessible à toutes. Ces femmes, prêtes à payer des sommes exorbitantes pour bénéficier de soins dans un cadre plus sécurisé, se retrouvent hors-la-loi.
Le temps d’une vie
La question de l’interruption de grossesse au Maroc est un sujet sensible, strictement régulé par le Code pénal. Les articles 449 et 454 imposent des sanctions pénales à la fois pour les femmes qui choisissent cette procédure et pour les praticiens qui l’effectuent. L’article 453 va encore plus loin, en prévoyant des poursuites pour complicité à toute personne ayant facilité l’avortement, y compris le personnel médical.
Cette pratique est strictement encadrée et n’est autorisée que dans des circonstances exceptionnelles. Elle est permise uniquement lorsque la grossesse menace gravement la santé de la mère, et encore, elle nécessite l’accord préalable du conjoint. Si le conjoint s’oppose à l’avortement, une autorisation supplémentaire du médecin-chef de la préfecture ou de la province est indispensable. Ce médecin doit certifier que l’avortement est la seule solution pour préserver la vie de la mère. “Cette procédure est incroyablement lente. Si le mari refuse, obtenir l’autorisation du médecin-chef peut prendre des mois, mettant ainsi en danger la vie de la mère et permettant à l’enfant de naître malgré tout”, déplore Chafik Chraïbi, gynécologue obstétricien et président de l’Association marocaine de lutte contre l’avortement clandestin (AMLAC).
Aussi, même lorsque des femmes mariées font face à des complications médicales graves menaçant leur vie, l’avortement peut leur être refusé si leur mari s’y oppose. Une réalité d’autant plus cruelle pour les femmes célibataires, laissées totalement sans recours. “L’exigence de l’accord du conjoint exclut systématiquement les femmes seules qui se présentent dans les établissements de santé. C’est un vide juridique dangereux pour celles en situation critique”, déplore Chafik Chraïbi. Le cadre légal marocain, régi par la Moudawana et le Code pénal, ferme en effet la porte aux mères célibataires. L’article 490 du Code pénal sanctionne les relations sexuelles hors mariage par des peines d’emprisonnement, rendant de facto toute grossesse en dehors du mariage, illégale.
Dans ce contexte, les femmes non mariées sont livrées à elles-mêmes, sans recours légal. “Quand une vie est en danger, elle l’est, mariée ou non”, s’insurge Stéphanie William Bordat, militante pour l’avortement et co-fondatrice de l’association Mobilising for Rights Associates (MRA). Elle ajoute : “Et que dire des victimes de viol, d’inceste ? Des femmes en situation de handicap, violées et enceintes contre leur gré ? Ces femmes n’ont pas choisi cette grossesse, pourquoi les exclure de la loi ?”
Avec Saïda Kouzzi, sa consœur et co-fondatrice de MRA, les deux militantes féministes et consultantes indépendantes ont récemment co-rédigé le rapport “Ma vie est brisée”, publié en partenariat avec Amnesty International, qui appelle à la dépénalisation urgente de l’avortement au Maroc. “Nous avons constaté, lors de nos entretiens avec de nombreuses femmes, que l’avortement est souvent refusé par les médecins, même lorsque la vie de la patiente est en jeu, et en dépit de l’accord du mari”, explique Saïda Kouzzi. Elle précise que la majorité des gynécologues hésitent à intervenir, arguant que la loi manque de clarté. “Bon nombre de femmes enceintes, bien que mariées, se sont vues imposer des grossesses à haut risque, mettant leur vie en péril, simplement parce que le médecin refusait d’agir”, poursuit-elle.
La peur des sanctions pénales incite plusieurs médecins à opter pour la prudence, ne voulant pas risquer leur carrière ou leur liberté. “Cette inaction forcée contribue à pousser de nombreuses femmes vers des solutions clandestines, accentuant leur vulnérabilité face à des praticiens non qualifiés”, confie Stéphanie William Bordat.
“La clandestinité tue”
Malgré toutes les restrictions légales, chaque jour, environ 600 femmes au Maroc franchissent la ligne de la clandestinité pour avorter. Les plus privilégiées parviennent à réunir des sommes exorbitantes pour payer des avortements illégaux pratiqués dans des cabinets privés, souvent par des médecins qui ferment les yeux sur les risques encourus. “L’illégalité de la procédure crée une opportunité pour certains praticiens qui, en exploitant la situation, augmentent leurs tarifs de façon vertigineuse. Là où un avortement devrait coûter au maximum 2.500 dirhams, certains réclament jusqu’à 15.000 dirhams”, s’indigne Chafik Chraïbi. Pour celles qui ne peuvent pas se permettre ces tarifs, les options se réduisent à des solutions beaucoup plus dangereuses. Dépourvues de toute alternative légale, ces femmes se retrouvent souvent à risquer leur vie en se tournant vers des méthodes hypothétiques.
Dans des environnements insalubres et souvent sans aucune hygiène, des avortements sont effectués avec des instruments rudimentaires, souvent par des personnes non qualifiées. Ces conditions augmentent considérablement les risques d’infection, d’hémorragie, et parfois de décès, faisant de l’avortement clandestin une course contre la montre où la vie des femmes est en jeu. Une autre alternative, tout aussi périlleuse, est celle des pilules abortives. Initialement conçues pour un usage médical strictement encadré, ces pilules circulent désormais sur le marché noir, souvent à des prix excessifs. En l’absence de supervision médicale, leur utilisation peut entraîner de graves complications. Des femmes désespérées, confrontées à un manque d’options légales, se tournent vers ces médicaments malgré les risques considérables pour leur santé. “C’est la clandestinité qui tue, pas l’avortement en lui-même”, affirme Saïda Kouzzi, dénonçant l’ampleur d’un marché parallèle qui exploite la vulnérabilité des femmes en détresse.
Souad, 35 ans, se trouve parmi celles qui ont désespérément cherché une solution. Face à l’absence d’options légales, elle s’est tournée vers les réseaux sociaux, où un trafic de pilules abortives prospère. Sur Facebook, des annonces anonymes attirent les femmes en détresse avec des slogans promettant des solutions rapides et peu coûteuses : “Prix abordables”, “Marchandise d’Europe, efficacité garantie”, “Pilules efficaces, expédition rapide”. Souad a finalement décidé d’acheter un comprimé de misoprostol. Ce médicament, utilisé normalement pour certaines indications médicales, est détourné de son usage principal pour provoquer des avortements illégaux. “J’ai pris la pilule sans vraiment comprendre les risques. Je pensais que ça allait être simple”, se remémore-t-elle. Mais rapidement, elle a été confrontée à des effets secondaires terrifiants : saignements abondants et douleurs sévères. “J’ai eu tellement peur, j’ai pensé que j’allais mourir seule à la maison”, confie-t-elle, les larmes aux yeux. Finalement, elle a dû se rendre d’urgence à l’hôpital, où elle a reçu des soins pour des complications dues à l’utilisation du médicament. “De nombreuses femmes, sans le savoir, consomment des comprimés périmés ou des médicaments conçus pour traiter des infections parasitaires ou des troubles intestinaux, mettant ainsi leur santé en danger critique”, déplore Saïda Kouzzi.
Besoin urgent de réforme
Des voix comme celles de Souad, une femme ayant vécu cette épreuve, et d’autres dans des situations similaires, s’élèvent pour réclamer un changement urgent. “Travailler sur les questions liées à l’avortement m’a confrontée aux pires violences et mutilations”, témoigne Stéphanie William Bordat. Selon elle, ces expériences désastreuses soulignent la nécessité d’une législation qui assure un accès sécurisé aux soins et protège contre les pratiques dangereuses. En janvier 2015, le débat sur l’interruption volontaire de grossesse est porté sur la place publique par la société civile. Quelques semaines plus tard, SM le Roi Mohammed VI lance une réflexion sur cette question, chargeant les ministres concernés et le Conseil national des droits de l’Homme de proposer des réformes. Le 15 mai 2015, une révision partielle de la loi est annoncée, élargissant les “cas de force majeure” aux situations de viol, d’inceste, de malformations graves et de maladies incurables du fœtus. Mais “son processus d’adoption est depuis bloqué au Parlement”, rapporte Chafik Chraïbi. L’une des raisons du blocage tient à l’intégration de la réforme de l’avortement dans le projet, beaucoup plus large, de révision du Code pénal, notamment sur des sujets sensibles tels que les relations sexuelles hors mariage. Initié en 2015, sans cesse reporté, celui-ci reste toujours en suspens.
“Ce blocage entraîne des pertes humaines quotidiennes. L’avortement doit être une question entre le médecin et sa patiente, sans les entraves législatives actuelles. Aborder ce sujet sans condition, c’est aussi parler de la liberté des femmes”, conclut Saïda Kezzou. En attendant une réforme réelle, chaque jour sans changement est une opportunité manquée pour assurer la sécurité et la dignité de nombreuses femmes marocaines…
“Lorsqu’il est bien encadré, l’avortement médicamenteux se révèle très efficace”
L’avortement médicamenteux, lorsqu’il est réalisé sous supervision médicale, se révèle être une méthode extrêmement efficace, avec un taux de succès remarquable. Lorsqu’il est correctement géré, notamment en ce qui concerne les effets secondaires et les complications potentielles, il constitue une option sécurisée pour de nombreuses femmes. Dans les pays où l’avortement est légal et bien régulé, environ 70 % des procédures sont médicamenteuses, bénéficiant d’une surveillance médicale qui garantit à la fois sécurité et efficacité.
Cette pratique souligne l’importance cruciale d’une régulation adéquate pour protéger la santé des femmes et prévenir les risques associés aux méthodes clandestines. La pilule du lendemain en est un exemple frappant. Lorsqu’elle est prise dans les 24 heures suivant un rapport sexuel non protégé, elle peut offrir une efficacité allant jusqu’à 99 %, en inhibant ou en retardant l’ovulation. Cependant, elle n’est efficace que si l’ovulation n’a pas encore eu lieu, soulignant ainsi l’importance d’une intervention rapide.
À l’opposé, les pilules abortives obtenues en dehors du cadre médical présentent des dangers considérables. Leur provenance incertaine et la qualité non garantie peuvent entraîner des complications graves telles que des hémorragies, des infections ou des réactions toxiques. L’absence de supervision médicale expose ces pilules, qui nécessitent une administration précise et un suivi rigoureux, à des risques d’inefficacité et de dangers pour la santé.
Pour diminuer le recours aux pratiques risquées et illégales, il est essentiel d’améliorer l’accès aux avortements médicamenteux régulés et aux contraceptifs, tout en renforçant l’éducation sexuelle. Une telle approche garantirait non seulement la sécurité des femmes, mais aussi une meilleure gestion des risques liés aux grossesses non désirées. Une régulation appropriée est non seulement souhaitable mais impérative pour protéger la santé et le bien-être des femmes.