Durant les années où les enfants jouent, rêvent et découvrent le monde, je n’ai connu ni l’insouciance de l’adolescence, ni l’accès à l’école, ni même la possibilité d’émettre un choix personnel. J’ai grandi dans un petit douar, blotti au pied de l’Atlas, dans un environnement exclusivement féminin rythmé par les corvées domestiques et les non-dits pesants. À quatorze ans, cet équilibre précaire s’est brutalement effondré : un matin, on m’a simplement annoncé qu’il fallait me préparer, car mon mariage était prévu pour très bientôt.
À ce moment-là, je n’ai pas ressenti de peur immédiate, seulement une confusion sourde et une sensation de vertige que je n’arrivais pas à nommer. J’ai vu ma mère sortir le caftan réservé aux grandes occasions, et dans une atmosphère fébrile, on m’a maquillée rapidement, appliquant un khôl trop appuyé, tressant mes cheveux à les faire craquer, déposant un henné encore humide sur mes paumes, tandis que résonnait dans ma tête cette phrase que je n’ai jamais oubliée : “Sois forte. C’est comme ça. Tu es une femme maintenant.”
Pourtant, au fond de moi, je ne souhaitais pas devenir une femme ce jour-là ; je désirais simplement continuer à être une enfant, rire librement, courir, jouer… Mais ce jour-là, on ne m’a laissé aucun choix. On ne m’a donné aucune voix.
Lui, ce mari imposé, je ne l’avais jamais rencontré auparavant ; il avait trente-cinq ans, peut-être davantage, soit plus du double de mon âge. On avait affirmé qu’il était sérieux, qu’il possédait des terres, qu’il appartenait à une famille respectable, mais ces assurances n’étaient pas adressées à moi ; j’étais seulement l’instrument silencieux de l’accord conclu entre adultes.
Pendant longtemps, j’ai fini par me convaincre que tout cela était normal, que c’était ainsi que devait se vivre la condition féminine : dans la souffrance muette, l’effacement de soi, et l’oubli progressif de toute individualité. À cette époque, il n’était jamais question de viol ; ce que l’époux exigeait de son épouse relevait de son droit légitime, même lorsque la douleur était insoutenable, même lorsque les supplications restaient silencieuses. J’étais réduite à un ventre à féconder, une poupée transformée de force en femme.
Rapidement, je suis tombée enceinte. Puis à nouveau. Et encore. Dix fois. Mon ventre n’a jamais connu de répit, enchaînant grossesses, accouchements, allaitements et deuils. On ne m’a jamais demandé mon avis : mon existence était devenue un calendrier corporel, une succession sans fin de journées consacrées à pétrir le pain à l’aube, à accueillir les invités avec le thé, à courber l’échine dans les champs si nécessaire, avant de recommencer, inlassablement.
Des rêves secrets
Mon mari, quant à lui, s’absentait fréquemment, revenant uniquement pour manger, dormir, ou donner des ordres brefs et sans appel. Peu à peu, j’ai appris à déchiffrer ses gestes, à anticiper ses colères avant même qu’elles n’éclatent, et j’ai fini par me taire entièrement, jusqu’à cesser d’exister aux yeux des autres. Je suis devenue cette silhouette effacée, que l’on croise sans vraiment la voir, cette présence discrète que personne n’écoute plus. J’ai élevé mes enfants comme j’ai pu, avec tout l’amour que je pouvais leur offrir. Pourtant, plus le temps passait, plus je nourrissais des rêves secrets : tenir entre mes mains un livre, comprendre enfin les mots diffusés à la radio, lire les panneaux dans les villes, pouvoir aider mes enfants à faire leurs devoirs au lieu de les regarder, impuissante, depuis le seuil de la pièce. Au lieu de cela, j’ai plié mes envies entre les draps fraîchement lavés, et j’ai poursuivi ma route, silencieuse.
Briser enfin le silence
Aujourd’hui, forte de mes 82 années, je ressens le besoin de rompre ce long silence, non pas pour susciter la compassion, mais pour dire que ce que j’ai vécu n’est pas qu’une histoire du passé : c’est une réalité qui continue de frapper de nombreuses jeunes filles, encore aujourd’hui, sous couvert de coutume et de tradition. Ce que l’on appelle respect des usages, moi je le perçois comme une profonde violence, une injustice maquillée, une trahison qui perdure au nom de la religion, de la pudeur et d’une certaine conception de l’honneur. Mais quel honneur existe-t-il lorsque l’on sacrifie une enfant ? Quelle dignité subsiste-t-il quand l’innocence est ainsi piétinée au nom de la tradition ?
À 14 ans, je n’étais pas une femme. J’étais une enfant. Et ce qu’on m’a pris, ce n’est pas uniquement mon corps ; c’est ma liberté, mon droit au doute, à l’espérance, au simple fait de grandir. Aujourd’hui, témoigner est devenu pour moi un devoir dans l’espoir que d’autres puissent, peut-être, échapper à ce destin imposé.