Le rapport des Marocains au luxe est en pleine métamorphose. Autrefois signe extérieur de richesse et marqueur de statut social, il se décline aujourd’hui dans une dimension plus intime, plus symbolique et plus expérientielle. Historiquement, le luxe marocain se manifestait par des possessions visibles : bijoux en or, vêtements brodés, salons somptueux et cérémonies fastueuses. Chaque objet, chaque espace, chaque geste était un signe de prestige et d’appartenance à une élite. Mais l’ouverture sur le monde, l’urbanisation et l’omniprésence des réseaux sociaux ont transformé ce rapport. Dr. Nadia Lamoudy, professeure de sociologie et psychologie sociale à l’université Hassan II à Casablanca explique que “historiquement, le luxe était ostentatoire; aujourd’hui, il devient symbolique, expérientiel et émotionnel”. La sociologue cite le philosophe Jean Baudrillard qui résume parfaitement cette mutation : “le luxe n’est plus un objet, mais une forme d’énergie symbolique.”
Cette transition s’inscrit dans un mouvement global. Selon une récente étude du cabinet améaméricain de conseil Bain & Company, le marché mondial du luxe devrait se stabiliser autour de 1440 milliards de dollars de revenus en 2025, mais il continue de perdre des clients, “au rythme de 10 à 20 millions de consommateurs encore cette année” après un pic en 2022. L’étude observe un glissement profond des comportements : la hausse continue des prix, jugée déjà “très élevée” l’an dernier, crée une désaffection, tandis que les consommateurs restants se tournent vers les expériences plutôt que les objets. Ce “changement tectonique” profite aux croisières hôtelières, à la gastronomie haut de gamme ou aux voyages, au détriment des biens traditionnels. “Les gens sont moins dans la possession que dans une forme d’hédonisme et de jouissance et donc il y a une réallocation des dépenses depuis tout ce qui est achat de produits vers tout ce qui est lié au voyage ou à l’art de vivre”, explique Dr. Chakib Guessous, anthropologue.
Une histoire d’héritage
Une grande partie du luxe marocain trouve son essence dans une esthétique du partage et de l’hospitalité. Offrir son plus beau salon à l’invité, soigner la présentation d’un repas ou organiser une réception, ce n’est pas seulement démontrer sa richesse : c’est exprimer une philosophie de vie. “Le luxe marocain trouve son origine dans une philosophie de la générosité et de l’hospitalité (Al karam). Il répond à des besoins d’identité, de singularité et d’affirmation de soi et permet à l’individu de se distinguer tout en se reliant à une culture partagée”, souligne Nadia Lamoudy. Chakib Guessous, nuance toutefois : “La générosité est une valeur innée chez les Marocains, même dans la difficulté. Mais ce n’est pas forcément du luxe. Le vrai luxe marocain, c’est l’art de vivre et la beauté.” Le luxe se vit, selon lui, dans l’attention portée à l’autre, dans la qualité de l’expérience, et dans la subtilité du geste.
L’histoire du Maroc a façonné une culture du luxe unique, mêlant savoir-faire artisanal et influences culturelles multiples. L’empreinte andalouse, introduite par les migrations depuis l’Espagne médiévale, se traduit par des décors raffinés, des motifs géométriques et de la calligraphie. L’influence arabo-musulmane valorise l’harmonie, la symétrie et l’usage de matériaux nobles comme le marbre ou le bois sculpté. Le savoir-faire amazigh se manifeste dans les tapis, textiles et poteries, où la technique se mêle à la symbolique culturelle. Enfin, les influences coloniales ont introduit modernité et design urbain. “Chaque objet de luxe raconte une histoire et une identité locale, conférant au luxe marocain une dimension narrative et symbolique”, observe Nadia Lamoudy.
Cette stratification historique explique pourquoi le luxe contemporain allie patrimoine et modernité. “Les riads restaurés, la maroquinerie de Fès et Marrakech, ainsi que les caftans revisités par les jeunes créateurs témoignent de cette hybridation. Mais le luxe n’est pas uniquement matériel : il est aussi immatériel, présent dans les gestes, les rituels et les expériences. Le luxe devient ainsi un vecteur de mémoire culturelle, d’identité et de singularité personnelle”, poursuit Dr. Guessous.
La gastronomie occupe également une place centrale dans le luxe marocain. Dans les palaces comme dans les restaurants étoilés, les plats traditionnels sont revisités avec des techniques contemporaines, offrant une cuisine qui marie héritage et modernité. Pour Nadia Lamoudy, “le raffinement gastronomique est désormais un marqueur de distinction, combinant capital économique et capital culturel : le choix de produits rares, la maîtrise des codes culinaires et la mise en scène des repas deviennent autant de signes de prestige.”
Entre luxe urbain et distinction sociale
Dans les grandes villes marocaines, le luxe s’exhibe de manière différenciée selon le contexte social et géographique. Casablanca, par exemple, ville cosmopolite et économique, incarne l’ostentation. Ici, les jeunes cadres et la classe moyenne aspirante cherchent à afficher leur réussite, parfois au détriment d’autres dépenses. “Certains cadres s’endettent pour acheter une voiture haut de gamme”, explique Chakib Guessous. “On affiche plus qu’on ne vit réellement le luxe.” Les façades des villas, les rooftops prisés et les restaurants sélects deviennent des vitrines de statut social. À Rabat ou dans d’autres villes, le luxe se vit davantage à l’intérieur, dans une logique plus intimiste et moins démonstrative.
Alors que le luxe autrefois reposait sur la possession matérielle, il s’appuie désormais sur la maîtrise des codes culturels, l’accès aux expériences rares et la singularité. “Le luxe ne se limite plus à la possession d’objets coûteux, il se traduit par la maîtrise des codes culturels, l’expérience esthétique, la personnalisation et la rareté des objets artisanaux. Ces nouvelles formes génèrent des inégalités sociales symboliques, car seuls ceux qui possèdent le capital culturel ou l’accès aux bonnes informations peuvent véritablement s’approprier ce luxe”, précise Dr. Lamoudy.
Une expérience all-in
Le Maroc connaît un essor remarquable du luxe expérientiel, qui dépasse la simple possession d’objets pour devenir une expérience globale. C’est une approche du “plaisir total” qui séduit aujourd’hui. Les hôtels de luxe, les restaurants gastronomiques, les spas et les expériences sensorielles incarnent cette démarche. “Le luxe devient une expérience intime, un moment de reconnexion à soi”, explique la sociologue. Des rituels comme les spas et les soins holistiques ne sont plus seulement des pratiques quotidiennes : ils deviennent des expériences de bien-être haut de gamme, symboliques et sociales. La sociologue poursuit : “Ces pratiques répondent à des besoins de plaisir, d’émotion et d’affirmation de soi, tout en renforçant le lien avec le patrimoine culturel.”
Pour l’experte, le Maroc s’inscrit désormais dans une dynamique internationale du luxe global, où l’expérience prime sur l’objet. Comme le souligne Chakib Guessous, le pays propose aujourd’hui une hôtellerie haut de gamme, une gastronomie d’excellence, un accueil singulier et des soins mêlant bien-être physique et mental. “Certains établissements vont même jusqu’à intégrer des programmes complets : nutrition, suivi médical, spa, méditation… reflétant une vision holistique du luxe.” Pour l’anthropologue, cette évolution dépasse la simple modernisation : “Le Maroc s’aligne sur les tendances mondiales tout en gardant une signature propre. Le luxe n’est plus seulement un cadre raffiné : c’est un parcours pensé pour apaiser, sublimer et reconnecter.”
Même son de cloche chez Nadia Lamoudy : “Les codes ont évolué, ce n’est plus seulement la richesse matérielle qui distingue, mais la capacité à vivre, orchestrer et partager des expériences raffinées.” Le luxe reste donc un outil de différenciation, mais son langage s’est complexifié, intégrant l’expérience, la singularité et la maîtrise des codes culturels.
Sur les réseaux sociaux, un luxe hybride
L’essor des réseaux sociaux a profondément transformé le rapport au luxe. Instagram, TikTok et autres plateformes amplifient l’exposition et l’ostentation, faisant du luxe un langage visuel et immédiat. Les Marocains, en particulier les jeunes urbains, y affichent leurs achats, leurs séjours dans des hôtels prestigieux, leurs sorties ou leurs pièces de créateurs dans un souci de mise en scène de soi. “Les sacs siglés, les montres, les voitures ou même les additions de restaurants deviennent des “preuves sociales” destinées à valider un statut, construire une identité digitale ou susciter l’admiration”, explique la sociologue. Cette logique, héritée des codes globaux du “luxury lifestyle”, renforce une compétition symbolique où l’apparence compte autant, sinon plus, que l’expérience vécue. Elle crée ainsi un luxe performatif, conçu pour être vu, partagé et commenté, dans un environnement où l’image prime sur le vécu réel.
Mais ces réseaux favorisent aussi l’émergence d’un luxe durable et éthique. Nadia Lamoudy précise : “Le luxe devient hybride, mêlant visibilité sociale, authenticité et responsabilité. Des séjours dans des riads restaurés avec des matériaux locaux, des repas gastronomiques à base de produits bio ou des objets artisanaux en série limitée incarnent ce nouveau modèle. Le luxe n’est plus seulement matériel : il est émotionnel et responsable.”Selon Dr. Guessous, “aujourd’hui, le luxe s’exhibe beaucoup plus qu’autrefois”. Mais cette exposition n’exclut pas la quête de singularité et de sens. “Une catégorie de consommateurs cherche à combiner plaisir esthétique, identité culturelle et engagement social ou écologique. Le luxe devient un outil d’expression personnelle, un marqueur de style et de valeurs”, poursuit l’anthropologue.
Le luxe marocain contemporain oscille entre ostentation et intimité, matérialité et expérience. Il s’agit d’un luxe hybride, capable de conjuguer héritage culturel, identité personnelle et ouverture sur le monde. Pour les deux spécialistes, la tendance semble se diriger vers une valorisation du capital culturel et expérientiel, tout en conservant une dimension symbolique de distinction sociale. “Entre l’artisanat revisité, les rituels de beauté traditionnels, la gastronomie innovante et les expériences haut de gamme, le Maroc invente un luxe unique : celui de l’émotion, de l’expérience et de la singularité”, résume Nadia Lamoudy.
