Au quartier El Oulfa-Hay Hassani de Casablanca, il est 14h. C’est l’heure où débutent les audiences. Devant les imposantes portes du tribunal de famille de la ville blanche se rassemblent quelques centaines de Casablancais, tous âges confondus. De nombreuses femmes, seules, accompagnées de leurs enfants, parfois un nourrisson dans les bras, attendent patiemment, l’espoir dans les yeux. Parmi ces femmes, Samira, la quarantaine, affiche un air las. Elle est venue avec son avocat. “Mon ex-mari m’a expulsée de la maison avec nos trois filles, la plus jeune ayant à peine 6 ans”, dit-elle, les yeux embués de larmes.
Plus de femmes que d’hommes
Ce cas est un parmi tant d’autres, traités quotidiennement par ce tribunal. Chaque jour, plus de 200 affaires sont enregistrées ici. Samira, aura-t-elle un jour gain de cause, sachant que son mari ne lui a jamais versé la pension alimentaire ? “Certainement”, répond son avocat qui s’incruste dans la conversation. “Il n’a déjà pas le droit de mettre des enfants mineurs à la rue, sinon il devra payer les frais de logement en plus de la pension qui ne cesse de s’accumuler avec le temps.” L’enceinte du tribunal est déjà pleine. Adouls, justiciables, avocats et greffiers ajustent leurs notes avant le début des audiences. À l’intérieur, l’espace est aéré et parfaitement organisé. Des panneaux indicateurs et des flèches accrochées aux murs orientent efficacement les justiciables.
Dans l’une des salles aménagées du tribunal, l’atmosphère est souvent lourde de tension. Le désespoir et la vulnérabilité sont palpables parmi les femmes qui attendent dans cette salle, en larmes, dans l’espoir de voir leur sort décidé. C’est ici qu’apparaît Hanane, une femme dans la trentaine et mère de deux enfants, le visage marqué par la tristesse mais aussi par beaucoup de détermination. Elle a été confrontée à des circonstances éprouvantes car le tribunal a reconnu le mariage coutumier de son mari avec sa deuxième épouse après la naissance de leur enfant. “Le tribunal lui a autorisé la polygamie même si, de toute évidence, il est incapable de subvenir aux besoins de deux épouses et de trois enfants. Nous cohabitons sous le même toit, et c’est devenu insupportable”, raconte-t-elle en sanglots. Sa voix tremble tandis qu’elle poursuit, “Je veux divorcer et ne plus avoir de lien avec lui. Il doit assumer ses responsabilités envers ses enfants et leur garantir un logement décent.”
Des incohérences juridiques
En réalité, la Moudawana, dans ses articles 40 à 46, a établi des conditions strictes pour autoriser la polygamie. Elle exige que le mari justifie de manière objective qu’il dispose de ressources suffisantes pour subvenir aux besoins des deux familles et les deux épouses doivent bénéficier d’un logement équitable. De plus, il doit informer la première épouse de sa volonté de se remarier. Selon Rachid Sebti, avocat et président de l’Association régionale des jeunes avocats de Fès, les demandes de polygamie varient, avec des justifications telles que l’incapacité de la première épouse à concevoir, la santé de cette dernière, le refus de l’épouse résidant à l’étranger de rejoindre le domicile conjugal au Maroc, l’existence d’une relation extra-conjugale ayant entraîné une grossesse, ou encore la situation matérielle et financière du mari pour subvenir aux besoins d’un deuxième mariage. Toutefois, il souligne que des incohérences sont observées dans les décisions judiciaires, car les tribunaux ne suivent pas nécessairement des critères uniformes. “Néanmoins, certains tribunaux autorisent la polygamie même si le demandeur ne peut pas entretenir deux foyers pour ses deux épouses. Tout dépend du juge”, explique-t-il. Il ajoute que la situation est similaire pour la Nafaqa (pension alimentaire) et la Mout’a (don de consolation). “La fixation du montant de la Nafaqa ou de la Mout’a ne repose sur aucun critère objectif, et cela relève du pouvoir discrétionnaire du tribunal qui prendra en compte la situation financière de l’époux ainsi que la durée du mariage pour la Mout’a”, déclare l’avocat.
Des questions “complexes”
Au cœur du tribunal, plusieurs dizaines d’avocats, drapés dans leurs toges, parcourent les couloirs, certains se rendant dans les salles d’audience, d’autres chez les rédacteurs pour obtenir des actes au nom de leurs clients. Les clients, quant à eux, effectuent continuellement des allers-retours entre les bureaux et le sous-sol, où sont soigneusement archivées les dossiers familiaux. En effet, les litiges liés au droit familial occupent une place prépondérante parmi les affaires traitées par les tribunaux, comme l’indique le dernier rapport du Conseil supérieur du pouvoir judiciaire (CSPJ). Sur les 5.659.838 affaires civiles traitées entre 2017 et 2021, près de la moitié d’entre elles sont liées au droit familial, ce qui équivaut à un nombre impressionnant de 2.287.252 dossiers.
Parmi ces affaires, les cas de mariage restent parmi les plus fréquemment traités. Le rapport révèle également une augmentation constante du taux de divorce depuis 2017, atteignant un pic de 55,17% en 2020, avant de baisser légèrement à 51,18% en 2021. Cette augmentation a été observée dans différentes formes de divorce, avec une hausse des cas de divorce par consentement mutuel, passant de 19.188 à 30.125, et du divorce pour discorde, passant de 77.196 à 93.405. Selon Hamid Addi, avocat au barreau de Casablanca, la pandémie de Covid-19, le confinement et la promiscuité des couples qui ne se voyaient qu’en fin de journée, les frictions et tensions qui ont découlé de ces situations, ont favorisé les divorces de manière exponentielle. “Un autre domaine primordial régi par le Code de la famille concerne les naissances, la filiation et les pensions alimentaires”, ajoute l’avocat. Au cours de la période 2017-2021, les tribunaux de la famille ont traité environ 163.174 affaires, dont 85,10% concernaient les pensions alimentaires, tandis que 7,23% portaient sur l’affiliation (Annassab).
“Ces questions complexes mettent en lumière plusieurs problèmes tels que la formation des juges qui est un enjeu crucial”, fait savoir Rachid Sebti, avocat. Il explique que la nomination de jeunes juges fraîchement diplômés, souvent dépourvus d’expérience dans les affaires familiales, pour statuer sur des questions aussi cruciales soulève des interrogations légitimes. “Comment un jeune juge, sans expérience et tout juste sorti de l’école, peut-il prendre des décisions majeures ayant un impact significatif sur la société marocaine ?”, s’interroge l’avocat, ajoutant que certains d’entre ces juges semblent éviter l’étape de réconciliation. Selon ses dires, le processus de réconciliation, qui précède généralement un divorce, est d’une grande importance, en particulier lorsqu’il y a des enfants impliqués.
De retour dans l’enceinte du tribunal, au milieu de l’incessant va-et-vient entre les différentes salles et le centre de la bâtisse, Malika assise sur l’un des bancs au cœur du tribunal, semble profondément abattue. Ses paroles sont rares, mais son expression trahit un désespoir incommensurable. Elle partage un fragment de son histoire en disant : “Pour la énième fois, l’audience est reportée. Le père de mon fils l’a renié. Prouver la filiation d’un enfant hors mariage est un parcours du combattant, voire une cause perdue.” Dans un pays où la question de la filiation peut être un défi, les mères se battent souvent pour que leurs enfants aient le droit d’être reconnus par leur père. C’est un enjeu émotionnel et juridique qui nécessite parfois une longue bataille devant les tribunaux. C’est aussi un fardeau supplémentaire dans la vie de ces femmes et ces enfants dont l’intérêt n’est pas toujours pris en compte dans ce genre de situation.
Mardi 26 septembre 2023, le Roi Mohammed VI a ordonné la réforme de la Moudawana, et le gouvernement s’est vu accorder un délai de six mois pour mettre en œuvre une nouvelle mouture. “Cette annonce ravive les espoirs de changement tant attendu. Nous sommes intimement convaincus que ces réformes amélioreront sans l’once d’un doute la situation des femmes et des enfants, ouvrant la voie à une société plus équitable et à une justice moins expéditive”, espère l’avocat Hamid Addi. Dans ce contexte, le tribunal de famille pourrait jouer un rôle encore plus déterminant dans l’édification d’une société moderne et équilibrée.