L’écriture et la création littéraire sont toujours un bastion largement dominé par les hommes. Ainsi, selon le rapport de la Fondation Al Saoud sur l’état de l’édition et du livre au Maroc dévoilé à la veille du dernier Salon de l’édition et du livre (SIEL), à peine 25% des écrits produits en 2022 au Maroc sont signés par des femmes. Cette écriture féminine est majoritairement en arabe (67,70%). Cette langue, faut-il en convenir, a servi de catalyseur à l’expression littéraire féminine dans les années 50 et 60. Toutefois, à cette époque, rares étaient celles qui osaient écrire, et celles qui ont franchi le pas usaient souvent de pseudonymes. La plus connue des autrices de cette période est Khnata Bennouna. Cette écrivaine prolifique a signé, à partir des années 60, un grand nombre d’ouvrages dont notamment Annar wal ‘Ikhtiyar (L’Incendie et le Choix), Al assifa (La tempête), Al Ghad wa Al Ghadab (L’avenir et la colère), etc. “Cette littérature, qui a eu du mal à émerger, est apparue dans un contexte social, politique et économique marqué par le changement et l’incertitude”, note l’universitaire Nora Boukaftane, qui a consacré sa thèse de doctorat aux écrits des femmes pionnières. Il en ressort que ces écrivaines de la première heure ont focalisé dans leurs écrits sur la condition de la femme, l’enfant, la lutte contre l’obscurantisme ainsi que le problème palestinien. “Le récit féminin est né d’une condition sociale dans une situation particulière et spécifique. Ce qui a indéniablement impacté le choix des thèmes et des personnages, à travers une écriture libérée et sans tabous qui aborde plusieurs sujets”, rappelle encore Nora Boukaftane. Paradoxalement, au cours des années 70, cette production littéraire féminine va se tarir. Seuls trois nouvelles sont publiées au cours de cette période. On impute cette situation à plusieurs raisons dont notamment le fait que de nombreuses femmes n’avaient pas les coudées franches pour écrire librement. Elles devaient vaquer aux tâches ménagères, être disponibles à plein temps pour le mari et le foyer. Il faut aussi dire que beaucoup d’hommes n’appréciaient guère que leurs épouses puissent s’exprimer par l’écriture et faisaient tout pour entraver ce processus de création…
Des rêves de femmes
La littérature féminine d’expression française fait une apparition timide dans les années 80. Les ouvrages de ces autrices, issues des grandes familles, sont empreints d’un certain sentimentalisme pétri de rêves et de fantasmes. Trois romans sont à citer à cet égard, à savoir La fille aux pieds nus de Farida Elhany Mourad, Le Voile mis à nu de Badia Hadj Naceur et Aïcha la rebelle de Halima Ben Hadou. Noufissa Sbaï traite pour sa part et sans équivoque dans L’enfant endormi paru en 1988 de la condition de la femme et de ce prétexte longtemps usité par des femmes veuves ou divorcées pour expliquer la naissance d’un enfant hors mariage. D’autres productions en lien avec la domination masculine, l’imaginaire et l’intime voient le jour sans pour autant donner naissance à de véritables talents, en dehors du fait d’avoir été écrites par des femmes.
Une décennie plus tard, les écrivaines, en majorité des universitaires, s’emparent de la plume pour investir l’univers de l’écriture. Le champ littéraire est résolument placée sous le signe d’une conquête identitaire, d’une affirmation de soi et d’une volonté de secouer les carcans et les tabous. L’injustice, la marginalisation, le sexisme, la frustration sexuelle sont autant de thèmes traités avec hardiesse et justesse. L’une des pionnières de cette littérature n’est autre que Fatéma Mernissi. La sociologue, disparue en 2015, s’est imposée par des ouvrages qui contestent les houdoud (les frontières) érigées par l’homme dans le but de bloquer et de brimer la voix des femmes. L’activisme féministe de Fatéma Mernissi se dévoile dans Rêves de femmes : une enfance au harem, publié en 1997. Ce récit enchanteur, construit sur une matière autobiographique, n’en recèle pas moins une prise de parole hardie et sans complaisance et une aspiration à un monde où les femmes ne sont ni soumises et encore moins cantonnées dans un univers clos. Le savoir et l’écriture, deux pouvoirs symboliques longtemps accaparés par l’homme sont les deux outils dont s’est dotée Fatéma Mernissi pour s’insurger contre le patriarcat et militer pour une égalité des sexes.
Une autre autrice, tout aussi décidée à bousculer les idées reçues publie en 1996 “Au-delà de toute pudeur”. Cet essai signé Soumaya Naamane-Guessous traite, sans équivoque, de la sexualité féminine et transgresse les tabous. Un vent nouveau souffle sur le domaine de l’écriture, comme le note le critique Najib Redouane dans Écritures féminines au Maroc, publié en 2006. “Par le courage, la combativité et la détermination de certaines, qui ont pris des initiatives de manière autonome à partir des années quatre-vingt-dix dans le domaine de l’édition, un souffle régénérateur a accompagné la démarche des femmes. L’avènement de revues féministes et la création de maisons d’éditions avec certaines collections dirigées par des femmes ont grandement contribué à diffuser, à répandre et à développer leurs travaux dans l’intensité en engendrant une attitude valorisant l’écriture féminine au Maroc”.
Au cours de cette décennie, d’autres écrivaines émergent sur la scène littéraire marocaine. Elles s’appellent Nadia Chafik (Filles du vent en 1995 et Le Secret des djinns , 1998 ), Dounia Charaf (L’Esclave d’Amrus en 1992 et Fatoum la prostituée et le saint, 1998), Farida Elhany Mourad, (Faites parler le cadavre, 1991), Aïcha Diouri (La mauvaise passe en 1990), Fatiha Boucetta (Anissa captive, 1991) ou encore Fatma Bentmine (Le livre de fatma, 1993), Bahaa Trabelsi (Une femme tout simplement, 1995), Rachida Yacoubi (Ma vie, mon cri, 1995), Farida Diouri, (Vivre dans la dignité ou mourir en 1993), Rita El khatat (Le Maghreb des femmes, 1992, Les sept jardins, 1994) , Yasmine Chami (Cérémonie, 1999), Houria Boussejra (Le corps dérobé, 1998), Damia Oumassine (L’arganier des femmes égarées, 1999), Touria Hadraoui, (Une enfance marocaine, 1998), Siham benchekroun, (Oser vivre, 1999), Bouthaïna Azami, (La mémoire des temps, 1998), Rajae Benchemsi, (Fracture du désir, 1999), etc. Autant de romans qui sont des cris de cœur contre une situation subie, contre l’asservissement et l’oppression de la société, la violence et les rapports inégalitaires. Cette appropriation de l’écriture permet à cette génération d’écrivaines de mettre elles-mêmes des mots sur les maux sans avoir besoin des écrits masculins pour se faire entendre. “Au fond, nous aspirons avec force, non pas à plaider la seule cause de la femme marocaine, mais plutôt à mêler notre voix à celle d’autres femmes, car notre cause à toutes est une. Nous ne désespérons pas de nous faire entendre, avec notre logique, avec notre rigueur, avec nos contradictions, avec notre propre vision du monde”, écrit Anissa Benzakour, dans Images de femmes, regards d’hommes, publié en 1992.
Au cours des années 2000, d’autres écrivaines reprennent le flambeau, s’appropriant de plus belle la langue et l’imaginaire pour se raconter et raconter leurs ressentis, leur mal-être et douleur. Dans ce registre, on peut citer quelques autrices, à l’instar de Lyne Tywa (La liaison, 2001), Fadela Sebti (Moi Mireille, lorsque j’étais Yasmina, 2000), Souad Bahéchar (Ni fleurs ni couronnes, 2000), Touria Oulehri (La répudiée, 2001), Nouzha Fassi Fihri (Le Ressac, 2000), et bien d’autres autrices encore. Les romans de cette période mettent en exergue le corps, qu’il soit assujetti ou meurtri, en focalisant sur les fractures personnelles.
Écriture féminine ou féministe ?
Ce cheminement vers la reconnaissance ne se fait pas sans mal, car les écrits féminins sont durement jugés par la gent masculine, du fait qu’un grand nombre de romans sont habités par une écriture linéaire et didactique. “Les femmes, surtout dans une littérature considérée comme périphérique, sont considérées comme des petits auteurs. Leur relatif effacement littéraire est lié essentiellement au fait que leurs textes s’inscrivent dans le paradigme du témoignage surdéterminé par un pathos qui serait féminin ” écrit Khalid Zekri dans Fictions du réel. Modernité romanesque et écriture du réel au Maroc 1990-2006. C’est dire que l’écriture féminine n’est pas prise au sérieux, elle est même dénigrée et perçue comme une littérature de second degré, peu rigoureuse, voire mièvre. Certains romans pourtant échappent à cette critique acerbe, car ils sont à contre-courant des stéréotypes, et permettent à leurs autrices, dans une langue ciselée, de s’imposer dans le paysage littéraire marocain. “De nombreux universitaires dénient le terme de “littérature féminine” à cette production, considérant que la distinction à partir d’un critère générique n’est pas valable”, relève le chercheur Abdellah Alaoui Mdaghri dans Aspects du roman marocain (1950-2003). L’intervention de l’écrivaine Bahaa Trabelsi lors d’une table ronde organisée au SIEL sur le thème “Femmes écrivaines : quelle évolution, quels sujets abordés, quel avenir ?” abonde dans le même sens. “Quand j’ai commencé à écrire dans les années 1990, on nous a matraqués avec l’appellation d’écriture féminine. Aujourd’hui, dans le monde, ce terme a quelque chose de péjoratif. Car on parle d’écriture pseudo-romantique, sachant que le romantisme est un courant littéraire et artistique. Après, on a l’écriture féministe qui trouve toute sa légitimité et s’incarne dans un cadre à la fois historique et socio-politique… Puis il y a l’écriture universelle qui transcende le genre et n’a pas de sexe.” Une certaine confusion semble cependant régner dans cette classification, car un roman au féminin peut ne peut être féministe, d’autant plus que certaines thématiques sont récurrentes et parfois même répétitives. “Le genre romanesque devient, chez la femme, une tribune pour transmettre un message, un moyen d’action sur et contre la société”, soutient Abdellah Alaoui Mdaghri. C’est ce que confirme la psychiatre et écrivaine Rita El Khayat dans son ouvrage Le Monde arabe au féminin: “Le rapport des femmes à l’écriture est le problème frontal de leurs luttes. Et les femmes, peuple sans écriture sont absentes de l’Histoire à cause de cela, et sont entrées dans la lutte, diminuées par cette infirmité à manier la langue, l’écrit et la pensée (…) Il y a nécessité historique, tactique et politique à ce que les femmes lisent et soient lues.”
La revanche des écrivaines
La génération actuelle des écrivaines relève haut la main ce challenge. Des autrices accomplissent un formidable travail de proximité libérateur et salvateur pour la condition féminine, même si, de l’avis d’un grand nombre de critiques littéraires, la “principale caractéristique du roman au féminin semble être un passage obligé par le registre autobiographique pour accéder progressivement au roman”. N’empêche. Les deux premières décennies du XXIème siècle connaissent une progression très nette du nombre d’autrices qui innovent tant au niveau des thèmes, du style que du genre littéraire. Une belle revanche pour les écrivaines qui sont aujourd’hui lues avec plaisir, récompensées et mises en avant grâce à de nombreuses initiatives. La dernière en date est l’édition d’une anthologie de L’Écritures féminines d’ailleurs” par le Conseil de la communauté marocaine à l’étranger et les éditions Le Fennec. Le coffret compile les romans et récits de sept auteures marocaines issues de l’immigration, à savoir Meryem Alaoui, Hajer Azell, Leila Bahsain, Rania Berrada, Samira El Ayachi, Zineb Mekouar et Leila Slimani. Autant d’œuvres qui offrent des perspectives uniques sur la condition féminine, les enjeux sociaux et les expériences individuelles. Témoins d’un formidable renouvellement, ces romans sont l’occasion de découvrir, comme le souligne l’éditrice Leyla Chaouni, “des imaginaires variés, différents, émouvants, riches et parfois décoiffants.” À l’image d’une littérature féminine et féministe dans l’air du temps.