Lina a à peine 13 ans. Tout le monde lui donne, au bas mot, 19 ans. D’abord, elle est très grande pour son âge. De plus, elle a un look en rien compatible avec ses 13 printemps et on la voit rarement le visage nu, tant elle adore se maquiller. Maria et Sophia sont copines. Elles ont respectivement 8 et 9 ans, mais elles se prennent pour des adolescentes accomplies. Elles copient en tout les “grandes” du lycée : elles pouffent comme elles, prennent des mines excédées quand elles sont en désaccord, sont incollables sur les marques, adorent la mode, connaissent toutes les tendances des stars montantes. Ce sont des pros du maquillage, et elles en savent plus long que leur propre mère sur ce chapitre. Elles n’ont pas de poitrine mais arborent un beau bonnet B grâce aux soutiens-gorge rembourrés pour fillettes, disponibles aujourd’hui dans toutes les grandes surfaces. Lina, Sophia et Maria ne sont pas des cas isolés. Des femmes-enfants précoces, on en rencontre chaque jour.
La frontière entre fillettes, ados et femmes flageole. Les marques de vêtements pour enfants empruntent allègrement les modèles dessinés pour les adultes, ce qui brouille les repères. “On ne peut plus trouver des vêtements pour nos rejetons qui sentent bon l’enfance comme jadis”, se désole Hafida, maman de Noha, 8 ans. Au-delà des fringues, du maquillage ou du look, l’attitude ainsi que les comportements de ces enfants précoces inquiètent. “C’est difficile de deviner leur âge quand on les croise dans la rue. Mais nous on les connaît, on sait leur âge. On déplore la tenue vestimentaire qu’elles adoptent. Cependant, ici, on est strict et on respecte à la lettre le règlement. Les cuisses et le nombril à l’air, les seins et les fesses moulés de près, c’est interdit dans notre établissement. Celles qui se présentent ainsi, on les renvoie se rhabiller chez elles. Ce qui me préoccupe, ce n’est pas tant l’apparence physique, mais la façon d’agir de ces très jeunes filles ainsi que les préoccupations qui les animent et qui sont celles de jeunes femmes qui ont au moins le double de leur âge.” Ainsi s’exprime Naima Idrissi, responsable pédagogique dans un grand groupe scolaire qui cumulera bientôt 30 ans d’expérience au service d’élèves, collégiens et lycéens. Elle se dit attentive à cette hypersexualisation dans laquelle baignent fillettes et jeunes filles aujourd’hui.
En apprenant aux jeunes filles que séduction et sexualité sont des sources de pouvoir, on les rend Prisonnières du regard de l’autre pour exister.
Précocité ou hypersexualisation ?
Hypersexualisation, le mot est lâché. La précocité biologique semble aujourd’hui attestée. Une étude, parue dans la revue scientifique « Pediatrics » en aout 2010, vient confirmer les résultats d’une précédente enquête de 1997, qui décrivait déjà, chiffres à l’appui, une tendance vers la puberté précoce. Quelles en sont les raisons ? Evolution normale de l’espèce ? Pollution ? Exposition à toutes sortes d’éléments chimiques ? Hypersexualisation de notre environnement ? Quelle est la part de la génétique, du social et de l’environnemental dans cette précocité ? Ce qui préoccupe les spécialistes de la petite enfance, c’est la sexualisation précoce, ou encore hypersexualisation, cette espèce de “raccourci vers l’âge adulte” qui empreint de plus en plus le quotidien des fillettes. Dès la maternelle, la mode les habille en ados. Certaines sont en représentation à longueur de journée et obéissent à l’injonction de précocité dans tous les domaines car “être simplement de son âge donne déjà l’impression d’être en retard”. Selon Naima Idrissi, “une telle injonction à la précocité peut à la longue faire des dégâts chez les plus fragiles, car le danger de cette dissociation entre ce qui est vécu et l’évolution intrapsychique est qu’on en adopte, éventuellement, les comportements les plus destructeurs”. Chez ces petites filles, qui jouent “pour de vrai” à être des grandes, la tension est forte et ne débouche pas sur la détente éprouvée normalement lors du retour “au vrai” après avoir joué un long moment à “faire semblant”. De tout temps, les petites filles ont aimé emprunter le rouge à lèvres de leur maman, leurs chaussures à talons, pour se déguiser. Mais aujourd’hui, elles ont des lignes de maquillage spécialement conçues pour elles, des soutiens-gorge rembourrés pour arborer de belles poitrines, alors que leurs seins ne sont encore que bourgeons. On fait jouer à ces petites le rôle de Lolita à leur insu, on les encourage à être “dans le faux” et non dans le “pour de faux”. Or, il s’agit de fillettes, de préados qui sont en quête de leur identité propre. Cette dernière n’étant pas consolidée, elles sont très influencées par les messages et les consignes qu’elles reçoivent. Elles se précipitent dans ces costumes trop grands pour elles car cela leur donne l’illusion d’exister. Cette injonction à la précocité frappe surtout les filles. Les garçons, eux, semblent encore préservés car moins obsédés par la mode ou la publicité qui focalise toujours sur le corps féminin, et surtout, ils échappent à la pression induite par la société sur les mères qui doivent toujours paraître jeunes, à défaut de l’être. Pression que nombre de mamans, parfois à leur corps défendant, transmettent à leurs filles ! Cette pression du look parfait ira en s’intensifiant chez les jeunes qui constituent un marché lucratif. Le public “jeunesse” est sollicité dès sa tendre enfance par cette abondance de produits commercialisés, à leur expresse attention, pour les conforter dans leur besoin d’avoir l’air “cool”. La publicité est omniprésente et développe chez les filles une attention démesurée pour le corps et la beauté. En leur apprenant que séduction et sexualité sont des sources de pouvoir, on les rend prisonnières du regard de l’autre pour exister. Notre société valorisant le paraître et l’avoir au détriment du savoir, les préados et les ados tombent dans le piège de l’hypersexualisation.
D’autant plus vite que certains parents, au lieu de manier la pédale de frein, encouragent leurs enfants dans ce sens, à l’instar de Myriam, maman de deux superbes jeunes filles de 14 et 16 ans : “Les jeunes filles d’aujourd’hui, je les trouve hardies, épanouies. J’aime cela. Ma génération a vécu sous le joug de la hchouma : ne pas montrer ses genoux, ses bras, etc. ; ne se maquiller que pour son homme. Tout cela est heureusement derrière nous grâce à cette génération qui ose, qui a confiance en ses capacités”. Propos abruptement nuancés par Naima Idrissi, qui a vu défiler et évoluer dans son établissement scolaire nombre de jeunes filles : “Ce que cette maman ne semble pas réaliser, c’est que cette confiance affichée de manière ostentatoire repose plus sur l’apparence physique que sur les qualités personnelles. C’est donc une confiance fragile, éphémère. Une maladie, un accident de la vie, des kilos en trop ou tout bêtement le vieillissement amenuisera ce capital confiance non adossé à des piliers solides”. Ces candidates à la précocité ne peuvent donc pas toujours compter sur les parents qui souffriraient également d’une certaine vulnérabilité identificatoire puisque pour eux aussi, ce qui importe aujourd’hui, c’est d’être jeunes et le paraître le plus longtemps possible ! La course au look parfait, la perfection, la séduction sont devenues les nouvelles donnes qui Influencent les comportements, ce qui affecte l’équilibre psychique des fillettes.
Sexe et hypersexualisation…
Plusieurs spécialistes de l’enfance et de l’adolescence s’accordent à dire que notre époque est la première de l’histoire de l’humanité à rendre accessible à de très larges tranches d’âge – dont immanquablement, à des enfants -du matériel sexuellement explicite. Les supports médiatiques à la portée de tous se sont multipliés : ordinateurs, télévisions, magazines, CD, iPod, téléphones portables, jeux vidéos, musique, Internet…
Malheureusement, la multiplicité des supports n’a pas été accompagnée par le développement de moyens d’encadrement adéquats pour limiter l’accès des plus jeunes à du contenu sexuel incompatible avec leur maturité. “Au lieu de découvrir l’autre par l’intimité du corps et la fragilité des émotions, ils s’intéressent à ce que leurs pairs font, comment il faut faire afin d’être toujours à la hauteur de la situation et de la performance qui réduit l’amour au sexe, et le sexe à la sensation”, rapporte Naima Idrissi en s’appuyant sur des travaux de sociologues. L’hypersexualisation a conduit à la banalisation du sexe et non à la liberté sexuelle. “Nous avons aujourd’hui à gérer aussi la souffrance et le désarroi des victimes collatérales de la démocratisation des instruments de communication de plus en plus sophistiqués. Les jeunes filment avec leur portable à peu près tout ce qui bouge. Les soirées de jeunes se retrouvent sur Youtube. Parfois, il s’agit de soirées durant lesquelles certains se déshabillent. D’autres, qui n’ont rien à se reprocher, se retrouvent mêlés à ceux qui sont plus hardis, plus extravertis. Des jeunes viennent solliciter notre médiation auprès de parents outrés de les voir filmés aux côtés de jeunes dits “dévergondés” ! Tout le monde est désemparé face à cette avalanche de morceaux filmés balancés sur la Toile ! Tout va trop vite ! En aucun cas on ne peut parler ici de liberté sexuelle ! Il s’agit plutôt de la misère sexuelle à laquelle seront demain confrontés tous ces jeunes !”, s’indigne-t-elle. Certes, les jeunes filles d’aujourd’hui osent. Contrairement à leurs aînées qui, 30, 40, 50 ans en arrière, étaient plus prudes, obéissant à des règles imposées par le patriarcat qui avait la main haute sur la gestion du désir ; rappelons ici que le seul désir qui avait droit au chapitre, qui était valorisé, était exclusivement celui des hommes ! Là où le bât blesse, c’est quand des jeunes filles, bien de leur époque – celle d’Internet, du Code de la famille – dénigrent le mouvement féministe qui, soi-disant, a mené la guerre aux hommes faisant du sexe fort un ennemi ! Ces jeunes filles disent vouloir vivre en harmonie avec ces derniers, vouloir les séduire, leur plaire, tout en étant leurs égales. Nombre d’entre elles, victimes de l’hypersexualisation de la société, ont donné de nouveaux contours à la liberté sexuelle qui se dessine aujourd’hui ainsi : “être libérée sexuellement, c’est être aussi sexy qu’un homme le désire” ; cet homme pouvant être le petit ami, le créateur de pub, le réalisateur de clips vidéos, ou tout autre vendeur d’images qui instrumentalisent, encore et toujours, le corps féminin. Il est flagrant que le monde des médias participe à un retour aux stéréotypes sexuels et au corps objet. Les femmes obéissent à l’injonction de la société qui idéalise le corps jeune, et même celles qui ont embrassé une belle carrière mettent une énergie folle pour avoir le look prôné par les vendeurs d’images. Les groupes féministes ont longtemps milité et militent encore pour l’égalité entre les sexes, même si c’est loin d’être gagné et que rien n’est jamais acquis. Les Marocaines se sont libérées d’un certain nombre de contraintes, tout au moins les citadines. Même celles qui ont opté pour le voile ont su l’adapter à leur panoplie de séduction. Mais les plus jeunes d’entre elles vivent de plain pied l’ère de la mondialisation tout azimut, et donc, sont victimes, à des seuils divers, de l’hypersexualisation qui distille ses diktats chez nous aussi. La course au look parfait, la performance, la perfection, la séduction sont devenues les nouvelles donnes qui influencent les comportements. L’équilibre psychique et le bien-être physique de ces jeunes filles sont affectés par cette réalité. Apprenons à nos fillettes et à nos jeunes filles qu’elles doivent s’aimer avant d’apprendre à se faire belles, qu’avoir une tête bien remplie est un atout et une source de pouvoir autrement plus pérenne qu’un look dernier cri ! â–