La honte change enfin de camp ! Après des années de non-dits, il était temps que les victimes de violence puissent crier haut et fort leur calvaire et leurs souffrances. Elles l’ont fait. Le samedi 8 décembre dernier, elles étaient plus de 360 à manifester à Rabat, à l’initiative du “Printemps de la Dignité”. Cette coalition, regroupant 22 associations de défense et de promotion des droits des femmes, a imaginé une chaîne humaine constituée de Marocaines de toutes les régions, de tous âges, de professions et de niveaux d’instruction différents. Ces femmes, qui ont brisé la loi du silence une première fois en ayant recours aux centres d’écoute, ont balayé ce jour-là toutes les hchouma d’un revers de main et sont descendues dans la rue pour dire “non” à la violence. L’espace d’un après-midi, donc, cette dernière n’était plus un tabou. L’horreur se révélait au grand jour dans la capitale du plus beau pays du monde.
Ambiance lourde
14h30. Devant le Parlement, l’ambiance est lourde. Des centaines de femmes ont déjà investi les lieux. Des hommes aussi. Pendant un moment, on ne distingue pas les victimes de violence des autres manifestants. Comme quoi, personne n’est à l’abri. Rapidement cependant, les organisateurs constituent une double file. La première est celle des victimes, exclusivement constituée de survivantes de la violence et de familles de martyres. Quelques-unes portent des masques, mais beaucoup ont décidé de manifester à visage découvert. Une grande première. Toutes arborent, en plus de leurs propres blessures, des messages de condamnation des textes discriminatoires du Code pénal marocain. La seconde file est une chaîne de solidarité. Elle est constituée des membres du “Printemps de la Dignité”, des associations, des organisations et des réseaux qui soutiennent l’action, ainsi que d’invités. Quelques visages connus sortent du lot : Aïcha Ech-Chenna, Amal Ayouch, Salah El Ouadie, Driss El Yazami et Nouzha Skalli, entre autres. Inutile de chercher Bassima Haqqaoui parmi la foule : Madame la ministre chargée des femmes inaugurait à ce moment-même un bazar diplomatique qui se tenait au théâtre Mohammed V, à deux rues du lieu de rassemblement. Les victimes de violence peuvent attendre ! Il est un peu plus de 15 h quand la chaîne humaine se met finalement en place. Les survivantes de la violence se donnent la main et défilent en une longue procession. Elles sont impressionnantes, très dignes dans leur détresse. Elles bravent le regard des autres avec courage et détermination. L’instant est grave, historique.
Les visages de la violence
En fouillant du regard dans cette marée humaine, la présence de certaines victimes interpelle, dérange aussi ; car on ne peut s’empêcher d’y pressentir quelques drames insoutenables. Des fillettes de 8 ans tout au plus et des femmes âgées manifestent à leur tour. C’est le cas de Mi Fatima. Elle tient à peine sur ses jambes. Deux femmes la soutiennent pour l’empêcher de s’effondrer. Je m’approche d’elle et me rends compte qu’elle est malvoyante. Je découvre sur le message qu’elle brandit qu’elle a été victime d’un viol collectif. L’horreur m’atteint alors de plein fouet. Encore incrédule, je lui demande pourquoi elle manifeste. Et là, elle se confie, d’abord d’une petite voix, puis avec une rage contenue au fur et à mesure qu’elle raconte son calvaire : “J’ai plus de 68 ans et ils ont osé abuser de moi. Trois hommes m’ont violée à tour de rôle” (voir témoignage). Des larmes de détresse coulent sur son visage alors qu’elle se dévoile, toute tremblante. L’émotion est à son comble. La violence n’épargne personne, on le savait. Mais celle subie par ces survivantes est inqualifiable. L’une d’elles a seulement 8 ans, appelons-la Amal. Elle a été victime d’une tentative de viol de la part de la chair de sa chair, son propre père. Il a écopé d’une peine de dix ans, certes, mais les séquelles psychologiques sont toujours là. Amal manifeste aussi. Elle est masquée, mais ses yeux expriment une grande peine. Dans la petite pancarte qu’elle brandit, elle réclame une plus grande intransigeance envers les violeurs, et une incrimination de la violence psychologique. Elle ne souhaite pas parler, mais sa seule présence suffit.
Horreurs sans nom
D’autres femmes sont au contraire impatientes de raconter leur vécu. Il suffit de leur prêter une oreille attentive pour qu’elles ouvrent leur coeur. C’est le cas de Malika. Cette trentenaire a passé plus de la moitié de sa vie à servir d’esclave sexuelle à son propre époux. Mariée à l’âge de 14 ans, elle s’est retrouvée entre les mains d’un véritable pervers. Il a commencé par l’inciter à fumer et à boire, puis a fait de son corps l’objet d’un commerce crapuleux, n’hésitant pas à vendre sa femme au plus offrant et la forçant à se prostituer pour lui ramener de l’argent. Ce calvaire a duré des années avant que Malika n’ait le courage de s’enfuir avec sa fille, âgée aujourd’hui de 12 ans. “J’ai quitté la ville pour qu’il ne puisse pas me retrouver. Je travaille comme femme de ménage pour survivre et il m’arrive de mendier pour nourrir ma fille. Mais ça m’est égal, du moment que je ne subis plus tout le reste”, assure-t-elle. Elle est aujourd’hui soutenue par une association. Mais toutes n’ont pas cette chance, et nombreuses sont les femmes qui continuent à encaisser en silence et à mourir à petit feu. Sans oublier celles qui sont effectivement décédées, suite aux violences dont elles ont été victimes. Les photos de celles-ci sont d’ailleurs présentes en force dans la chaîne humaine. Des portraits d’elles, enveloppées dans des linceuls, ferment la marche.
Voix de femmes
16h00. La chaîne humaine se met enfin en marche. Mi Fatima, Amal, Malika et les centaines d’autres femmes élèvent la voix pour clamer leur liberté, leurs droits et leur dignité. Direction le ministère de la Justice, devant lequel coalition et victimes lancent un ultime appel au changement urgent, radical et intégral du Code pénal, ce texte archaïque promulgué en 1962 et truffé d’articles discriminatoires qui ont porté préjudice à des fillettes en autorisant leur mariage à leur agresseur, qui ont renforcé la logique de l’infériorité éternelle de la femme, qui ont restreint leurs libertés individuelles et qui ont fait abstraction de toute protection pénale à leur endroit. Telles sont les revendications du mouvement féministe, portées depuis 2008 par le “Printemps de la Dignité” et soutenues en ce samedi de l’espoir par des femmes libres, prêtes à dénoncer leur violeur, leur geôlier, leur tortionnaire, fut-il leur propre père, leur frère ou leur mari. Bravo mesdames !