Nadir Bouhmouch Féministe à barbe

Nadir Bouhmouch est un OVNI sur la planète documentaire. Activiste de la première heure du mouvement du 20 février, il se forge un nom en réalisant un film qui a fait du bruit : "My makhzen and me". Aujourd'hui, il nous revient avec un autre reportage tout aussi saisissant : "475 - Quand le mariage devient châtiment".

FDM Qu’est-ce qui vous a donné envie de faire ce film ? Quel a été le déclic ?

Nadir Bouhmouch : J’ai eu l’idée de faire ce film en entendant parler de l’histoire d’Amina Filali. J’avais du mal à croire que quelque chose d’aussi atroce pouvait arriver dans mon pays. Je suis un activiste prodémocratie et un féministe, mais bien que j’étais conscient de la situation des femmes au Maroc avant même que n’éclate ce scandale, cette histoire m’a choqué ! J’ai une jeune soeur de 14 ans, et je me suis demandé ce qui se passerait si cela lui arrivait… Amina Filali en avait 15 quand elle a été violée, et Safaa, une autre jeune fille abusée à Tanger, en avait 13 lorsqu’elle est tombée enceinte à la suite de ce crime. Deux mois après avoir fini mes cours aux Etats-Unis, je suis rentré au Maroc et j’ai décidé de réaliser ce projet cinématographique sur Amina Filali, dans l’espoir de mettre la pression sur les gens qui font les lois.

Avez-vous obtenu une autorisation de tournage ?

Nous avons fait tout le tournage de manière complètement illégale et c’était une volonté de notre part. Personnellement, je ne reconnais pas le Centre Cinématographique Marocain en tant qu’institution. Le film a été conçu dans l’idée d’un acte de désobéissance civique. Il a pour but de dénoncer des lois abusives et de briser les tabous. Je ne voulais pas qu’on m’impose quoi que ce soit, comme c’est le cas pour les réalisateurs en général, à qui on demande notamment d’avoir une société de production pour pouvoir tourner. Au Maroc, pour faire des films indépendants, il faut contourner la loi. Tout cela n’a pas de sens.

Quelles réactions espérez-vous que ce film suscitera ?

J’espère qu’il inspirera les gens et qu’il leur donnera envie de se révolter contre ce type de lois, de se réunir et de parler du problème des femmes. J’espère qu’il servira à mettre la pression sur le gouvernement même si, bien sûr, le fait que l’article 475 soit en passe d’être abrogé est un signe très encourageant. Nous voulons que ce film sensibilise les Marocains, mais pas seulement. Notre but est qu’il soit aussi diffusé dans beaucoup d’autres pays car nous rejetons complètement la conception orientaliste qui a tendance à cataloguer les arabes comme des violeurs, et les femmes comme leurs victimes. Les droits des femmes et le viol existent partout dans le monde.

Quels sont les moments forts de ce tournage ?

Comme nous tournions illégalement, nous ne voulions pas être trop nombreux au même endroit. Nous nous sommes partagés en deux équipes. De mon côté, j’ai accompagné les parents d’Amina sur sa tombe. La deuxième équipe est partie à la rencontre de la seconde épouse du père d’Amina Filali, Shouâ. Alors qu’on ne s’y attendait pas du tout, elle s’est mise à raconter son histoire et elle nous a tous pris au dépourvu en accusant son mari de l’avoir violée alors qu’elle était mineure, puis d’avoir été forcée de l’épouser. J’ai pris alors conscience de la profondeur de ce phénomène au Maroc. Ce soir-là, nous avons débattu toute la nuit jusqu’au petit matin, car nous devions reconsidérer toute l’histoire. Nous avions pensé ce film en fonction de la version des faits des médias : Amina a été violée, fin de l’histoire. Or, au-delà du témoignage de Shouâ, nous avons aussi découvert qu’Amina n’avait peut-être pas été victime d’un viol, car il se pourrait qu’elle ait été en couple ; bien que personnellement, je pense qu’on peut être victime d’un viol, même dans un couple. Nous avons remis tout le film en question avant de décider de continuer sur notre lancée.

Un petit bémol cependant dans ce film. Vous donnez la parole aux victimes, mais pas à ceux qui appliquent la loi. C’est un parti pris ?

Nous avons voulu interroger les juges chargés de l’affaire à Tanger et à Larache, mais pour être honnête avec vous, j’ai commencé à préparer ce tournage en mai, et je ne suis arrivé au Maroc que tardivement, en juillet, pour y rester trois semaines. A ce momentlà, nous n’avions pas d’argent du tout et nous n’avons reçu des fonds qu’en octobre, après le tournage du film. Nous n’avions donc pas les moyens matériels d’envoyer quelqu’un dans le Nord avant le tournage, pour enquêter. Nous avons essayé de contacter les autorités locales, mais il nous a été impossible de les joindre par téléphone. Nous avons essayé de parler, comme le montre le film, à Bassima Haqqaoui et à Mustapha Ramid, mais sans succès. Ça ne s’est pas fait, et c’est effectivement une faiblesse du film.

Disons qu’on vous donne l’opportunité de leur poser les questions que vous aviez préparées pour eux…

Si j’en avais l’occasion, je demanderais à Bassima Haqqaoui pourquoi elle a d’abord nié en bloc le fait qu’il y avait eu viol avant de s’excuser. Je lui demanderais aussi si elle a fait machine arrière à cause de la pression de l’Union européenne sur son ministère, si les fonds accordés par cette dernière au ministère de la Femme l’ont poussée à revoir sa position, de crainte de ne plus recevoir les précieuses subventions. J’aurais aussi demandé à Mustapha Ramid pourquoi est-ce que ça a pris autant de temps pour que la loi soit changée…

A quoi ressemble le Maroc dont vous rêvez ?

Je suis un socialiste et le Maroc dont je rêve est une démocratie séculaire où les droits des femmes sont appliqués au plus haut niveau, où elles sont éduquées autant que les hommes, où ceux-ci ce sentent concernés par les problèmes des Marocaines, où les institutions religieuses sont impliquées dans cette sensibilisation et apportent une vision progressiste de l’islam, surtout s’agissant des femmes. Cette façon de voir les choses existe ailleurs et garantit plus d’égalité. Je précise que je ne rejette pas l’islam, que je ne l’attaque pas… Je suis bien conscient qu’au Maroc, on ne peut pas convaincre les gens d’une chose en critiquant la religion. J’aimerais aussi qu’on invite les féministes à participer à l’élaboration des lois qui concernent les femmes. Je trouve le travail accompli par les organisations féministes marocaines incroyable. Elles sont parvenues à obtenir un changement des lois en à peine 20 ans, alors que dans d’autres pays, elles se battent encore.

Le mot de la fin ?

Je sais que le fait que je sois un homme qui réalise un film sur les femmes peut paraître étrange aux yeux de certains. Mais je ne veux pas qu’on catégorise “475 – Quand le mariage devient châtiment”. Tout au long du tournage, j’ai suivi à la lettre les précieux conseils de Houda Lamqaddam, qui a également été victime de viol, comme elle en témoigne dans une séquence. C’est elle qui a fait en sorte que la réalité soit retranscrite telle qu’elle est, sans irruption d’une vision masculine qui aurait pu dénaturer les choses. Grâce à ce film, j’ai réalisé à quel point il est nécessaire pour les hommes marocains de devenir féministes. Auparavant, je ne me définissais pas comme tel, mais aujourd’hui, je peux affirmer que je le suis devenu. Sur YouTube, j’ai vu une interview de Fahd Yata à qui on demande : “Est-ce que vous vous considérez comme féministe ?”, ce à quoi il répond : “Non, j’ai une belle moustache et je ne suis donc pas féministe, je suis pour les droits des femmes.” Je lui ai répondu la chose suivante sur Twitter : “J’ai une moustache féministe et une barbe féministe. Pas besoin d’être une femme pour être féministe”. Les hommes confondent trop féminité et féminisme. Quand il y aura davantage d’hommes féministes, nous pourrons être confiants quant au futur du Maroc en tant que pays qui respecte les droits des femmes.

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