Vous avez initié depuis 2014 le projet Arabæsque. Pourquoi un tel projet et quelle en est la finalité ?
Étant marocain, on m’avait souvent demandé de jouer des partitions de compositeurs arabes, et je n’en connaissais alors pas plus de trois. C’est donc un souci de curiosité qui m’a amené à creuser dans ce domaine, ensuite, et après avoir découvert plusieurs compositeurs, cela s’est transformé en quelque chose de plus conséquent. J’ai décidé d’en faire un projet et de le nommer “Arabæsque”.
Le but du projet est d’identifier les compositeurs arabes classiques, dans le sens occidental du terme, et de présenter leurs œuvres en concert. Ces compositeurs sont formés dans la tradition européenne, selon ses formes et ses structures. Leurs œuvres contiennent cependant toujours une “touche” orientale, qu’elle soit rythmique ou mélodique, créant ainsi une synthèse originale qui rend ce répertoire absolument unique.
À ce jour, j’ai découvert 83 compositeurs en provenance du Maroc, de l’Algérie, de l’Égypte, du Liban, de la Palestine, de la Jordanie, du Koweït, de l’Irak, des Émirats arabes unis… Ce sont des compositeurs qui ont des parcours très différents, et on ne peut pas les catégoriser. Certains ont étudié aux États-Unis, au Royaume-Uni, en France, en Autriche, en Allemagne, en Ukraine, en Russie, et aujourd’hui, ils vivent en Amérique, en Europe, et certains sont rentrés dans leur pays d’origine. Par ailleurs, si le projet “Arabæsque” est dédié essentiellement aux compositeurs arabes, il s’ouvre aussi aux musiciens turcs, iraniens et aux occidentaux influencés par la culture arabe. J’ai déjà joué ce programme dans plusieurs villes et différents festivals, à Jérusalem, à Ramallah, au Portugal, en Espagne, à Paris, en Inde, en Chine, et l’année dernière à Marrakech. M. Lahjomri, Secrétaire perpétuel de l’Académie du royaume du Maroc a assisté à cette représentation et a vu l’énorme potentiel de ce programme. L’idée de lancer une série de concerts à l’Académie du Maroc est née d’un commun accord.
Quels ont été les critères utilisés pour sélectionner les 83 compositeurs déjà répertoriés ?
La démarche est différente du grand répertoire standard. Pour ce dernier, il existe déjà des enregistrements et des partitions, et on peut choisir une œuvre sans l’avoir jouée au préalable.
Dans le cas précis du projet “Arabæsque” les musiques ne sont pas jouées et encore moins publiées. C’est un vrai travail de recherche dans des bibliothèques et des collections privées pour trouver les partitions, et ensuite choisir celles qui méritent d’être présentées au public. Cela demande beaucoup de temps, néanmoins c’est un passionnant et enthousiasmant parcours de révélations, de redécouvertes, de réhabilitation et de reconnaissance de compositeurs. Ensuite, le public est très réceptif. J’ai joué ce programme à Vienne la semaine dernière, et le public était émerveillé par tous ces compositeurs dont on n’entend jamais parler. C’est aussi une manière de montrer une facette artistique originale du monde arabe afin qu’il ne soit plus assimilé au terrorisme, à l’extrémisme et à la haine de l’Autre.
Comptez-vous interpréter toutes les œuvres sélectionnées ou feriez-vous appel à d’autres solistes pour vous accompagner ?
Je suis plutôt le directeur artistique du projet, mais tout ne sera pas tourné autour de moi. J’ai donné le concert d’ouverture pour familiariser le public avec le concept, et il y aura d’autres artistes de renommée internationale qui seront invités pour jouer les partitions de ces compositeurs. Cela permettra de créer des liens entre ces artistes et ces compositeurs. J’aurais bien aimé les jouer tous…
La première série de ces concerts a été donnée le 6 décembre dans l’enceinte de l’Académie du royaume à Rabat. Comment prévoyez-vous le déploiement de ce projet ?
Ce premier concert sera suivi par d’autres concerts symphoniques, de musique de chambre, avec des orchestres et des solistes de renommée internationale. Le but est d’avoir une qualité exceptionnelle de concert, et faire connaître ces compositeurs au Maroc. Il est vrai que par le passé, il y a eu d’autres projets, mais jamais de cette envergure. Nous sommes en train de monter quelque chose d’unique qui permettra au Maroc, d’une part, de se positionner dans le monde de la musique classique et d’autre part, d’amener le public marocain à découvrir la musique classique à travers des compositeurs arabes. L’Académie du royaume a pris ce projet sous son aile, mais j’espère que d’autres collaborations seront mises en place pour pouvoir faire connaître ce répertoire original dans le monde entier.
Quelle sera l’approche que vous comptez adopter pour faire apprécier ces œuvres du public marocain ?
Je pense que c’est déjà une bonne chose qu’on en parle. Les médias ont un rôle important à jouer dans ce sens. J’aurais souhaité qu’à travers des émissions à la télévision, il soit possible de retransmettre ce programme afin de contribuer à l’initiation du public à la musique classique. J’espère que pour les prochains concerts, la télévision sera là…
Comment voyez-vous l’évolution du projet “Arabæsque” ? Le monde d’aujourd’hui en a-t-il vraiment besoin ?
Je pense qu’aujourd’hui, on vit une vraie période de crise entre les cultures et les peuples. Il y a une méfiance envers le monde arabo-musulman. Nous avons besoin de montrer que nous avons des talents pour véhiculer une image positive du monde arabe, tout en inspirant les jeunes. Il y a beaucoup de projets interreligieux qui visent à renforcer le dialogue entre juifs et arabes, mais je pense qu’aujourd’hui, le conflit entre les cultures impose de mettre sur pied des projets qui construisent des ponts et initient le dialogue entre les cultures et les peuples.
La critique ne tarit pas d’éloge sur vous. On salue votre “instinct lyrique”, votre “virtuosité naturelle époustouflante”, votre “style élégant et raffinée”, votre “énergie rythmique et sens irrésistible de la dynamique ”… Est-ce que cela a été facile pour vous de percer et de conquérir les scènes internationales ?
Il existe beaucoup de domaines où il est très difficile de percer, et où il faut beaucoup de travail, mais aussi avoir de la chance et rencontrer les bonnes personnes… Ce fut mon cas, mais j’ai encore beaucoup de chemin à faire, et je suis reconnaissant à tous ceux qui m’ont aidés… Mais ce n’est pas fini. J’ai 35 ans, et j’ai l’ambition de jouer sur de plus grandes scènes, d’avoir de bonnes critiques dans le New York Times, le Washington Post, et je veux aussi jouer dans des petites salles plus intimistes. Et avec la série “Arabæsque” qui s’ouvre, ce sera une présence plus fréquente au Maroc.
Quel a été l’apport de la tradition hongroise par rapport aux autres influences dans votre parcours artistique ?
La tradition hongroise m’a appris la rigueur, la fidélité à la partition afin de transmettre la volonté du compositeur. Ensuite, il y a d’autres influences, surtout le côté marocain qui m’a apporté la spontanéité et le sens du rythme… υ