C’est un fait. Le mariage est un rite de passage, une obligation sociale et religieuse officialisant l’union entre un homme et une femme, et permettant de vivre à deux. Sur ce chemin idyllique, la vie de couple peut être en total déphasage avec les fantasmes et les représentations du mariage des uns et des autres. Les profondes mutations de la société ont ébranlé les schémas classiques et traditionnels, et le droit au bonheur et à l’épanouissement est devenu une revendication légitime précipitant bien souvent les mariages dans une voie de garage. “Certains conjoints, note la sexologue Amal Chabach, réagissent de manière extrémistes. Ils ne supportent pas les problèmes, n’ont ni la patience ni la motivation pour aller de l’avant. Leurs réactions sont binaires : soit c’est positif et je reste, soit c’est négatif, et je pars.” Ces couples, déplore la sexologue, n’ont pas conscience qu’il puisse y avoir un juste milieu, voire une troisième voie. Autrement dit, la relation se construit dans le temps, dans la communication et l’écoute de l’autre.
Le conjoint parfait, un mythe ?
Le choix du conjoint parfait correspondant à un idéal d’homme ou de femme se heurte dans les faits aux profondes mutations de la société marocaine. Résultat ? Beaucoup de personnes reportent leurs projets de mariage, n’ayant pas, selon leurs dires, trouvé la personne adéquate. “Les garçons ont été éduqués dans le mythe de la virilité et de la supériorité masculine tandis que les filles ont été élevées selon des normes traditionnelles et patriarcales”, analyse la sociologue Soumya Naamane Guessous. Cela rejoint également les représentations que filles et garçons se font de “Ouled ennass” et “Bent ennass”. Mais quand les perceptions du mariage et de la vie de couple ne convergent pas vers le même idéal, il n’est pas étonnant de relever une défiance vis-à-vis de l’institution du mariage ou encore un recul de plus en plus important de l’âge du mariage.
Mais il convient de nuancer. En fait, si le mariage constitue pour les femmes issues des couches sociales défavorisées, une nécessité sociale impérieuse ; le mari étant principalement un pourvoyeur économique, il en est autrement pour les jeunes femmes instruites, indépendantes financièrement voire riches. Le célibat s’avère un vrai choix de vie. “Il n’est pas question d’épouser le premier venu sous prétexte que j’ai dépassé les trente ans et que j’ai une horloge biologique”, répètent à l’envi ces célibataires qui ne s’accrochent plus à une problématique union avec l’homme de leurs rêves.
De nouvelles règles de jeux égalitaires sont établies par les femmes qui deviennent plus exigeantes. L’homme doit répondre à un cahier de charges bien ficelé, et cocher un grand nombre de cases. Il doit assurer et satisfaire aux exigences matérielles, affectives mais aussi sexuelles de la femme. “Quand on a des atouts, qu’ils soient matériels (salaire) ou symboliques (instruction), on a tendance à négocier davantage sa relation avec l’autre, à s’imposer et à ne pas se marier à n’importe quel prix et n’importe comment”, précise le sociologue Mostafa Aboumalek. Mais, il y a un hic : la mentalité du garçon évolue très lentement par rapport à celle de la jeune fille, et il a encore du mal à accepter la négociation quand il formule sa demande de mariage. Dans ce contexte, l’homme cultive la peur de l’engagement, et préfère batifoler au lieu de se fixer. Ce qui fait dire à celles qui désespèrent de trouver chaussure à leur pied que “les hommes sérieux n’existent plus.” Pour ces derniers, ce sont les femmes qui, à force de combats pour l’égalité, ont perdu leur féminité… Chacun renvoie la balle à l’autre, lui imputant la responsabilité du nombre croissant de célibataires des deux côtés.
La cérémonie, un rituel obligatoire
La représentation du mariage dans l’éducation familiale, sociale et scolaire est symbolisée par la cérémonie qui légalise les relations affectives et sexuelles entre un homme et une femme. Le mariage permet, en effet à la famille de tester, en temps réel, ses valeurs, ses acquis et son savoir-faire. Le fameux “Ichhar azawaj” (rendre public le mariage) passe donc par la cérémonie, perçue comme manifestation de la richesse du mari et du bien-être de la mariée. La cérémonie est de rigueur, qu’importe les moyens financiers et matériels des familles. “Tant pis si le projet est bâclé, mais les choses doivent se faire dans les règles de l’art…”, précise le sociologue. L’absence de cérémonie peut être interprétée comme un signe de pauvreté, d’un projet bâclé et d’un mariage dégradant de la qualité de la mariée. Une cérémonie presque obligatoire, dont l’ordonnancement a subi certaines évolutions dans la forme plus que dans le fond. Les observateurs de la société marocaine évoquent à cet égard une représentation théâtrale qui s’enlise dans la standardisation et le paraître, avec un scénario et une mise en scène !
Vite mariés, vite divorcés
“J’ai vécu maritalement avec mon amoureux pendant plus de 8 ans en France. Quand nous sommes rentrés au Maroc, il fallait officialiser notre union, mais ses parents s’y sont farouchement opposés, sous prétexte que j’avais déjà 34 ans. Il s’est incliné, et de dépit, j’ai épousé le premier homme qui a demandé ma main. Je n’ai pas pris le temps de le connaître, et moins d’un an plus tard, j’ai demandé le divorce…”, confie Salima. Et là, c’est un autre phénomène que les sociologues pointent du doigt : la durée des mariages se raccourcit de plus en plus. “Le mariage est devenu un contrat à durée déterminée (CDD) alors qu’avant, c’était un CDI. On se mariait pour la vie”, confirme le sociologue Jamal Khalil. Devenant une échappatoire pour légitimer des relations intimes, le mariage n’est plus construit sur une perception claire de la vie de couple (projet de vie en commun, organisation familiale, procréation, éducation et engagement mutuels). Cette cohabitation entre deux personnes peut éclater face aux aléas du quotidien. Surtout que le mariage n’est plus, comme ce fut le cas dans le passé une affaire de familles, mais plutôt une affaire d’individus. Les sociologues tiennent toutefois à nuancer, car contrairement à une idée galvaudée, il n’y a pas une recrudescence des divorces. “La femme est consciente qu’elle peut demander le divorce, mais le demande-t-elle systématiquement ?”s’interroge le sociologue Jamal Khalil. En fait, chaque cas est particulier, et lorsque l’une a recours au divorce au moindre petit couac, l’autre fera tout pour maintenir son couple à flots, quitte à passer par la case thérapie de couple. Ce qui fait dire au sociologue Mostafa Aboumalek que les “personnes qui réussissent leur projet de mariage sont des humanistes qui respectent les droits de l’homme, et le droit à la différence. Ils sont pour la complémentarité et n’ont pas des avis tranchés sur diverses questions…” Autrement dit, être convaincu de son projet est incontestablement le premier pas vers un mariage réussi.
Ce que veulent les femmes…
Pioché dans des petites annonces de rencontres.
– “Femme de 34 ans, sérieuse, honnête, fidèle, pratiquante, marocaine, charmante, aimant la communication et le dialogue, déteste le mensonge, l’hypocrisie et l’infidélité chez un homme, cherche celui qui saura l’aimer et la protéger, un homme posé, charmant, mûr, instruit, doux, fidèle, un homme de qualité, de principes, qui craint Allah, un homme qui cherche la stabilité lui aussi, et le respect mutuel, un homme déjà stable dans la vie, de préférence non-buveur et non-fumeur. Non sérieux s’abstenir.”
– “Jeune fille âgée de 25 ans, calme, respectueuse, sérieuse et bien éduquée, je cherche une relation sérieuse qui aboutira au mariage avec un homme simple responsable pratiquant, un oueld ennass.”
– “Jeune femme voilée, cadre supérieur à Rabat. Pieuse et en même temps ouverte et bonne vivante, je souhaite rencontrer un homme responsable, bien instruit, très croyant et pratiquant pour fonder un excellent foyer. Si vous êtes hors Rabat, Casa et régions, ou avez des enfants, s’abstenir svp.”
Entretien avec Jamal Khalil, sociologue “Il n’y a pas de banalisation du mariage”
Les hommes et les femmes ont-ils la même perception du mariage ?
Pour les hommes, rien n’a changé, car techniquement parlant, ils pouvaient se marier et divorcer. Depuis 2004, les femmes peuvent également jouir de ce droit. Sont-elles alors plus enclines à se marier étant donné que le mariage est devenu un CDD, un contrat à durée déterminée ? Se marie-t-on aujourd’hui pour rester ensemble pour toujours ? En fait, l’idée même de passer sa vie avec quelqu’un, de vieillir ensemble a changé de forme.
Pensez-vous que l’évolution de la femme ne correspond plus à l’image qu’en fait l’homme ?
La femme est indépendante financièrement, et cela touche toutes les couches sociales. Le fait de travailler rend la femme plus autonome, plus indépendante vis-à-vis du mari. Les raisons pour lesquelles on se mariait avant ne sont plus les mêmes que celles d’aujourd’hui. Par le passé, les familles mariaient les enfants, aujourd’hui, ces derniers choisissent seul leur conjoint.
L’homme et la femme sont à la recherche du conjoint idéal, mais se marie-t-on avec qui on peut ou avec qui on veut ?
Plusieurs paramètres entrent en ligne de compte dans ce que vous appelez le conjoint idéal. Il y a l’âge fixé dans le temps, généralement de la fin de l’adolescence à 25-30 ans, et aussi le risque de ne pas tomber sur la bonne personne. Dès lors, les histoires diffèrent. Une fille âgée de 35 à 40 ans se fait attraper par son horloge biologique, et si elle désire des enfants, cette exigence du conjoint parfait peut disparaître, et elle cherchera à se marier avec qui elle pourra. Ce qu’on peut et ce qu’on veut deviennent discordants avec le temps. Le garçon estime de son côté qu’il pourrait se mariera quand il voudra. Mais le temps le rattrape également un peu plus tard… Le conjoint idéal ne tient pas l’épreuve du temps, et chacun fait des concessions. Autrement dit, on met de l’eau dans son vin.
Avoir des enfants est-il alors toujours important dans l’institution du mariage ?
Même cela est en train de changer. Les couples veulent voyager, vivre leur vie, calculent le coût d’un enfant, et peuvent décider de retarder au maximum la décision d’avoir ou pas des enfants. Aujourd’hui, il y a beaucoup de désirs et d’envies qui viennent concurrencer fortement la procréation. Mais tout dépend des catégories sociales.
Dans le contexte actuel, l’individu prime-t-il sur la famille ?
Au Maroc, comme un peu partout dans le monde, l’individualisme se développe. On pense d’abord à soi. Je vous donne pour exemple l’aspect culinaire. Avant, une seule grande assiette était posée au milieu de la table, et tout le monde mangeait la même chose. Aujourd’hui un menu est établi en fonction des désirs de chacun. Avant, on se mariait et on faisait des enfants. Aujourd’hui, le couple peut décider d’avoir ou non des enfants. La femme a le choix de se marier ou non car elle travaille et elle est indépendante financièrement. Avant, pour subvenir à ses besoins, elle devait trouver un mari.
Ce n’est donc pas une question de perception, mais plutôt de logique. On a plus de choix, et on entre dans une logique de statistique. Combien de personnes ont fait le choix de ne pas se marier ? Ce choix n’existait pas il y a 30 ou 40 ans.
Peut-on dire qu’il y a une dévalorisation de l’institution du mariage ?
Les gens qui peuvent vivre en couple sans être mariés existent, mais cela ne doit pas dépasser les 10% essentiellement dans les grandes agglomérations comme Casablanca. En l’absence de statistiques, il est difficile de quantifier le nombre exact. Ceci dit, il n’y a pas de banalisation du mariage qui demeure une grande fête au cours de laquelle on dépense beaucoup d’argent. En fin de compte, célébrer son mariage, c’est quoi au juste ? C’est informer tout le monde qu’on est en couple et qu’on est devenus M. et Mme X. Cette information qui coûte assez cher se fait à coup de vidéos, de photos, de repas, de salle de fête, d’hôtel, etc. Se marier sécurise. Mais même si ce projet de vie en commun peut tenir 5 ans, 10 ans ou seulement 1 an, on a envie de vivre cette expérience. Il y a aussi l’environnement qui est oppressif. On ne peut pas aller à l’hôtel sans être mariés. Mais se démarier n’est pas aussi évident, surtout quand des biens en commun sont en jeu. En fait, les questions matérielles priment sur les questions d’ordre moral ou religieux.
Pensez-vous qu’on se marie uniquement dans sa catégorie sociale ?
Oui, car les couches sociales ne sont plus perméables comme c’était le cas dans le passé où il y avait un mélange de toutes les catégories sociales au sein des établissements scolaires, des associations et des clubs sportifs. Les lieux de rencontres extra-couches sociales sont devenus plus réduits depuis les années 80 et 90. Une fille d’un notaire ou d’un avocat par exemple a peu de chance de rencontrer un jeune issu de la catégorie ouvrière. L’argent sépare, et combien même on voudrait se mettre ensemble, culturellement, il y aura un gouffre… υ