Les larmes d’une mère

Layla, une passionnée de la danse, raconte comment les larmes de sa mère l’ont libérée de la tyrannie du corps “sans courbes”.

J’ai débuté la danse par hasard. À l’époque, je faisais du karaté. Ce jour-là, j’avais rejoint ma sœur à son cours de danse en attendant que papa vienne nous chercher. J’étais en train d’exécuter une Kata, au fond de la salle, quand le professeur de danse de ma sœur m’a remarquée. Elle m’a félicitée pour l’élégance de ma Kata et m’a proposé de faire quelques pas de danse avec le groupe.

Par moments, la vie est une farce ! Je n’avais jamais fait de pointe, jamais dansé auparavant et pourtant je suis vite devenue la coqueluche du cours de danse de ma sœur. J’ai vite rejoint “la troupe” de danse de ce club sportif qui devenait “famous” dans ma ville, présentant un spectacle couru, au théâtre de la ville, à la fin de chaque année scolaire.

Le professeur de ma sœur m’a trouvé un talent et moi je me suis trouvée une passion.

Rapidement, des remarques du genre : tu as de belles jambes, et de beaux petits pieds d’étoile commençaient à jalonner mon quotidien au club ! J’ai ainsi été plongée sans le vouloir dans un univers obsédé par le poids. Quand la prof  faisait une remarque sur mon poids, je cessai carrément de manger, parfois pendant des jours entiers d’affilée !

Cela a duré des années, mes années “primaire” et “collège”.

Je me suis mise à consulter frénétiquement tous les documents, de toutes sortes, portant sur les ballets classiques. Je scrutai les photos des ballerines, aussi fines que des cotons-tiges. En comparaison, je me trouvai éléphantesque !  Je voulais devenir une danseuse connue, reconnue, mondialement applaudie.

Pour demeurer filiforme, en plus de régimes draconiens, chaque soir, avant de dormir, je me bandais la poitrine et les pieds pour qu’ils ne poussent pas. J’avais lu qu’un grand patron du fameux ballet de Moscou  admonestait ses danseuses ainsi : “Une vraie danseuse n’a pas de formes : elle n’a que des lignes et des arêtes. Pour performer un ballet comme le “lac des cygnes”, il faut voler comme un oiseau.”

Impossible de voler quand on est alourdie par des formes.

Je rangeais mes bandes soigneusement dans mon cartable, chaque matin,  avant d’aller au collège. J’étais une élève studieuse, sans problèmes. Je faisais de la danse frénétiquement sans faire de vagues. Je savais que mes parents ne valideraient jamais mon choix secret de carrière de danseuse. Pour eux, ce n’était pas un vrai métier. Je m’acquittais correctement de mon métier de collégienne et je vivais en secret la passion de ma vie : la danse. Je continuai à dompter mon corps moyennant régimes restrictifs,  “bandage” et “muselage” de tous les signes de féminité qui donnaient vie à des formes épanouies. Je me voulais fine, faite de lignes uniquement. Sans courbes.

Comme souvent, personne dans mon entourage ne s’était  rendu compte de ma gestion militaire de mon corps. Comme souvent chez les ados, je brouillais les pistes et les radars. Jusqu’à ce jour où, ayant veillé tard pour réviser et me préparer au contrôle du lendemain, je me suis levée tard et me suis préparée dans l’urgence et l’excitation pour le départ au collège. Dans ma précipitation, j’ai oublié de ranger mes bandages ! A mon retour, maman m’a demandé des explications, debout en face de moi, entortillant autour de ses mains mes bandages.

Après avoir essayé d’évacuer, d’orienter la conversation sur mon contrôle, j’ai fini par expliquer à maman à quoi me servaient ces bouts de tissu. Jamais je n’oublierai sa réaction : elle s’est effondrée, a pleuré toutes les larmes de son corps en me tenant dans ses bras et en s’excusant de n’avoir rien vu.

À l’aune de la réaction de ma mère, j’ai pris conscience à quel point je martyrisais mon corps. Mes discussions ensuite avec ma mère, à ce sujet, jetèrent une lumière nouvelle sur mon rapport à mon corps, ce pauvre corps scruté, sculpté, malmené par mes propres hantises. Juste pour être aux normes du regard des autres sur un corps d’une éventuelle future danseuse.

Grâce à ma mère, j’ai compris que je danserai avec mon corps tel que la génétique l’a programmé ou je ne danserai pas. Je ne pourrais jamais empêcher mes seins de pousser ou alors le prix en souffrance serait trop grand face à un hypothétique avenir de danseuse étoile !

Ma mère m’a expliqué que pour faire les choses bien, il faut s’y atteler corps et âme. Et que là, mon âme était meurtrie, muselée par le bandage de mon corps. Les deux font un plutôt une, moi, Layla.

J’ai continué à danser mais en faisant la paix avec mon corps, en ne lui imposant que les exercices physiques nécessaires pour bien danser.

J’ai fait le deuil de la silhouette filiforme. J’ai attrapé des formes et j’ai gagné en raffinement intérieur.

La danse m’a auréolée de grâce. J’ai gardé la passion de cet art. Je n’en ai pas fait un métier. J’ai élagué ce qu’il y avait de mauvais dans cette  discipline de fer : tout ce qui  frayait avec l’obsession néfaste de la minceur, je l’ai chassé de ma vie depuis ce jour où ma mère a pleuré.

Depuis les larmes de ma mère, je garde ce qu’il y a de bon dans la discipline (elle m’avait félicitée pour cela), et j’évacue le reste.

Aujourd’hui, je regarde les silhouettes qui se déploient dans mon club de sport et je suis touchée par ces corps de femmes sculptés par des grossesses, des années de régimes à répétition et d’autres aléas de la vie. Chaque corps  porte une histoire, émaillée de  fragilités, de  failles. Chaque histoire est unique.  Et à ce titre mérite respect. 

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