Dans un monde idéal, toutes les familles ont des dispositions techniques indispensables au suivi de l’enseignement à distance. Elles disposeraient également du matériel bureautique adéquat et d’un environnement à domicile favorisant les apprentissages. La réalité est malheureusement plus amère, et l’enseignement à distance a mis à nu et de façon flagrante cette fracture numérique à la fois sociale et géographique. Le fossé numérique creuse en effet un abîme entre les élèves issus du milieu rural et urbain, entre ceux qui disposent d’un ordinateur portable ou d’une tablette et ceux qui en sont dépourvus, entre les élèves pauvres et ceux plus fortunés, entre ceux issus des écoles publiques et privées, entre les apprenants qui ont accès à internet haut débit à la maison et ceux qui n’en ont pas… En somme, un fossé technologique implacable que la meilleure des volontés n’arrive pas à combler.
Réduire la fracture numérique
L’enseignement à distance mis en place le 16 mars 2020 par le ministère de l’Éducation nationale, de la Formation professionnelle, de l’Enseignement supérieur et de la Recherche scientifique au profit d’environ 10 millions d’élèves s’est heurté à de multiples difficultés tant matérielles qu’humaines. Ainsi, non seulement une majorité d’écoles ne disposait pas des moyens techniques pour assurer ce type d’enseignement à distance, mais beaucoup d’enseignants n’étaient pas outillés pour mener à bien cette mission. Le ministère, il est vrai, a accompli de véritables prouesses pour produire en un temps record le contenu adapté aux différents cycles de l’enseignement primaire et secondaire, et activer dès le premier jour de l’arrêt des études en présentiel la plateforme “Tilmid tice” ainsi que des contenus diffusés tout au long de la journée sur la quatrième chaîne. “Tilmid tice”, faut-il le rappeler, est un portail qui existe depuis le démarrage du programme GENIE (Généralisation des technologies d’information et de communication dans l’enseignement au Maroc). Ce dernier, mis en place en 2005, avait pour but de fournir l’équipement informatique à 85% des établissements scolaires et à les connecter aussi bien en milieu urbain que rural (6 millions d’élèves ciblés), tout en formant environ 230.000 enseignants en la matière. Dans la foulée, une stratégie, appelée “e-maroc” a été initiée. But avoué ? Réduire la fracture numérique et positionner le pays à l’échelle internationale en matière des NTIC. Des vœux restés lettres mortes pour la plupart, obligeant à chaque fois à revoir à la baisse ces ambitions car entre l’intention et la réalité, des obstacles n’ont cessé de se dresser. Parmi ceux-là, on peut citer, en vrac le manque d’une formation de qualité dispensée aux enseignants, la mauvaise gestion de l’infrastructure TIC existante, l’absence ou l’insuffisance de motivations et/ou d’encouragements pour utiliser les TIC dans les pratiques d’enseignement, etc. Ce qui explique en partie le retard enregistré lors du lancement de ce premier programme Génie1 (de 2005 à 2008). S’en sont suivis ensuite les programmes Génie2 (de 2009 à 2013) et Génie3 (de 2013 à 2016), avec plus ou moins de succès. Le 20 mai 2015, un document intitulé “Vision stratégique de la réforme 2015-2030” souligne à nouveau l’importance de conduire des politiques et stratégies intégrant pleinement les technologies de l’information et de la communication… Mais jusqu’à aujourd’hui, cette fameuse intégration qui vise l’ensemble du système éducatif (primaire, secondaire et supérieur) s’avère en grande partie infructueuse. Le confinement et l’obligation d’avoir recours aux nouvelles technologies pour apprendre en ont d’ailleurs montré les limites et les écueils. Ainsi, le jour J, à peine 600 contenus étaient prêts alors que le programme GENIE marque au compteur 15 années révolues. Toutefois, d’autres contenus sont produits en un temps record pour couvrir tous les niveaux. D’autres plateformes sont également lancées, à l’instar de “Taalim tice” qui a mis à la disposition des élèves plus de 1.000 ressources. Les responsables au niveau du ministère évoquent même le portail “taalim.ma” qui permet à chaque enseignant de créer sa propre classe virtuelle à travers l’outil “Microsoft teams” dont dispose l’Éducation nationale.
Une école inégalitaire
On aurait pu croire qu’en prenant ainsi les choses en main dans le domaine des nouvelles technologies, le Maroc aurait été parfaitement préparé pour assurer dans les meilleures conditions l’enseignement à distance. Mais dans la pratique, il n’en fut rien. Cette méthode d’enseignement adoptée dans l’urgence n’a pas été aussi productive que le ministère l’aurait souhaité, et cela pour une multitude de raisons.
Tout d’abord, il est aberrant de croire que tous les enfants sont tombés dans les nouvelles technologies dès le berceau ni qu’ils sont des as des TIC. En fait, tous les enfants ne sont pas égaux devant leur ordinateur, s’ils ont la chance d’en disposer. La première difficulté soulevée par l’enseignement à distance réside en l’incapacité des élèves à exploiter la masse de ressources numériques reçues de la part de leur enseignant qui, pour sa part, n’a pas été préparé pour basculer vers cette méthode. “Les technologies ont un réel impact sur l’apprentissage, la motivation,… encore faut-il développer l’art d’enseigner avec les technologies”, soutient Thierry Karsenti, un expert canadien en technologies de l’éducation. Et c’est là où le bât blesse. Pour parer aux obstacles du manque de matériel informatique, un grand nombre d’enseignants a eu recours aux réseaux sociaux (et particulièrement wathsapp) pour envoyer leurs cours. En effet, assure cette enseignante, “nous nous sommes retrouvées en peu de temps dans l’obligation de passer par des plateformes lourdes, peu sociales et peu participatives qui ont parfois rebuté nos jeunes apprenants.” Et ce n’était pas le seul problème auquel devait faire face les élèves. Beaucoup n’avaient pas les moyens de se connecter ou avaient une connexion vacillante, d’autres avaient été carrément laissés en plan par des professeurs peu consciencieux qui dispensaient des cours au compte-goutte, et d’autres encore avaient considéré cette période particulière comme des vacances, puisque les cours n’étaient sanctionnés par aucun examen ou note.
Le ministre de l’Éducation nationale, de la Formation professionnelle, de l’Enseignement supérieur et de la Recherche scientifique a même reconnu que “40% des élèves, notamment des milieux défavorisés et du monde rural, n’ont pas suivi.” Ce décrochage scolaire compliqué par le non-accès aux outils numériques assoit une école inégalitaire. Plus grave encore, le ministère de tutelle exclut d’équiper 2 millions d’élèves parmi les plus démunis de tablettes afin de leur garantir un accès équitable à l’enseignement, car aucun budget ne serait alloué à cette dépense estimée à 2 milliards de dirhams. Triste constat qui confirme que le fossé technologique est en passe de devenir le signe dénominateur de l’école de demain.