“Sale pute !”, “voleuse !”, “fais attention à toi”,… Voici les messages que reçoit régulièrement Loubna Najib, 39 ans, qui, après avoir voulu témoigner sous couvert d’anonymat, a décidé de s’exprimer sans masque à l’inverse de ses agresseurs. “Moi, je n’ai rien à me reprocher”, lâche cette divorcée qui vit un véritable cauchemar depuis qu’elle porte sa casquette de présidente de l’association nationale des hôtesses et agents de sécurité au Maroc. “Depuis 18 ans, je travaille dans ce milieu majoritairement masculin, révèle-t-elle fièrement. Je me suis imposée par mon sérieux et mon professionnalisme, mais je ne pensais pas rencontrer autant de haine…” Loubna a porté plainte deux fois. “L’enquête est toujours en cours, suppose-t-elle. Dans tous les cas, je ne changerai pas de cap par passion pour mon métier et par fidélité aux valeurs qu’on m’a inculquées.” D’après une enquête menée de février à juillet 2019 par le Haut Commissariat au Plan (HCP), près de 1,5 million de femmes ont subi une telle violence par le biais de courriels électroniques, d’appels téléphoniques, de SMS, etc. Le risque d’en être victime est plus élevé parmi les citadines (16%), les jeunes femmes âgées de 15 à 19 ans (29%), celles ayant un niveau d’enseignement supérieur (25%), les célibataires (30%) et les élèves et étudiantes (34%). Le confinement engendré par la pandémie de Covid-19 n’a rien arrangé. Au contraire, il a aggravé la situation, comme s’indigne Bouchra Abdou, la présidente de l’Association Tahadi pour l’Égalité et la Citoyenneté (ATEC). “Depuis 2016, nous traitons en moyenne 230 à 250 dossiers de violence à l’encontre des femmes par an, tous types confondus, indique-t-elle. Durant le confinement, du 16 mars au 30 juin 2020, nous avons reçu 700 dossiers dont 45 concernant expressément la cyberviolence.” Et Sephanie Willman Bordat, associée fondatrice de l’ONG Mobilising for Rights Associates (MRA) de préciser que “pendant cette période, les ONG ont signalé une augmentation des violences facilitées par la technologie, en particulier parmi les adolescentes et les étudiantes universitaires.”
Explosion de la violence 2.0
Le confinement a créé une atmosphère propice à la cyberviolence envers les femmes. En effet, enfermés chez eux, les agresseurs en tout genre sont restés les yeux rivés sur leurs écrans d’ordinateur et de téléphone portable. L’ennui, la facilité d’accès et d’utilisation des réseaux sociaux combinés aux journées à rallonge ont ainsi été l’occasion pour eux de s’adonner, sans scrupule, à de la violence en ligne. “La recrudescence de la cyberviolence est une grande source d’inquiétude, insiste Bouchra Abdou. On est même parfois en présence d’une violence gratuite et injustifiée, une violence pour le simple plaisir ! Les technologies offrent aux utilisateurs la possibilité de rester dans l’anonymat, leur conférant un sentiment de puissance qui se traduit par une agressivité sans limite…”. “Les violences numériques étaient déjà bien présentes, mais elles n’étaient pas prises au sérieux”, fait, de son côté, remarquer Stephanie Willman Bordat. Le confinement a ainsi été révélateur d’un fléau sous-estimé. Pour l’heure, une seule étude a été réalisée sur le sujet. Elaborée en collaboration avec huit associations dont MRA, la recherche-action intitulée “Les violences faites aux femmes facilitées par la technologie au Maroc”* (VFTIC) a été publié en novembre 2019 et peint, au fil des pages, un tableau accablant. Les auteur(e)s indiquent que les VFTIC se distinguent “par leur caractère fréquent et répété, avec 35% des répondantes vivant plusieurs incidents par jour (…) avec 57% des actes de violence qui durent au moins un mois à plus d’un an” et constatent également que “les mobiles les plus courants sont la pression ou la contrainte pour des relations sexuelles, l’extorsion ou la fraude pour de l’argent, et le non-respect des obligations légales en matière familiale”, et que “plus de la moitié des agresseurs sont inconnus de la victime ou agissent de manière anonyme.”
Faute de preuves…
Peu de femmes victimes de cyberviolences portent plainte comme le démontrent les résultats de la recherche-action précédemment citée. En effet, “seules 10% des femmes interrogées ont signalé les VFTIC aux autorités publiques, surtout aux forces de l’ordre.” Les principaux textes juridiques qui protègent les femmes des violences numériques sont pourtant la loi n° 103-13 relative à la lutte contre les violences faites aux femmes, le code pénal (notamment les articles du 3-607 au 11-307), en plus de la loi n° 88-13 relative à la presse et à l’édition, ou encore la loi n° 09-08 relative à la protection des personnes physiques à l’égard du traitement des données à caractère personnel, comme l’énumère, avec précision, Bouchra Abdou qui a rassemblé tous ces textes dans une brochure en langue arabe intitulée “Madame… Armez-vous de la connaissance juridique, affrontez la violence numérique” destinée au grand public. “L’article 1 de la loi 103-13 ne définit pas la violence numérique même si trois de ses articles (447-1, 447-2 et 447-3) la pénalisent”, met en évidence Me Zahia Ammoumou, avocate au barreau de Casablanca et militante. “Une définition claire et nette est pourtant essentielle.” Et concernant la protection des mineur(e)s victimes de cyberviolence ? “Il n’y a pas de loi spécifique, indique une juriste militante engagée dans la défense des droits de l’enfance. Ainsi, les avocats travailleront la loi n° 103-13 et le Code pénal pour protéger les enfants victimes de cyberviolence.” Et Me Ammoumou de préciser qu’“un mineur ne peut porter plainte sans la présence de ses parents”, encore faut-il qu’il y ait un lien de confiance entre eux… “Malgré les lacunes dénoncées par les associations, la loi est déjà un premier pas dans la lutte contre les violences faites aux femmes”, poursuit Me Ammoumou. Toutefois, les résultats tant espérés se font attendre. En effet, d’après l’étude portée par MRA, “les femmes ne signalent pas les VFTIC aux autorités par manque de connaissance des lois, de crainte d’être blâmées, jugées ou même d’être poursuivies, ou encore du pessimisme quant à l’ utilité de signaler les violences, du scepticisme que ceci aurait un résultat quelconque, sans parler des procédures compliquées, du manque de confiance dans le système, et de l’impossibilité d’obtenir les preuves demandées par les autorités.” “Sans preuve, la plainte ne peut être reçue”, appuie Me Ammoumou qui conseille toujours aux femmes d’enregistrer la moindre preuve sur clef USB, CD et/ou de l’imprimer. “Malheureusement, certaines applications permettent aux agresseurs d’effacer leurs contenus (propos, photos et vidéos)”, regrette l’avocate, ajoutant que “par peur ou honte, beaucoup de victimes se précipitent également sur leur messagerie pour les faire disparaître alors que ce sont des preuves nécessaires à la cellule policière pour mener à bien son enquête. Même si elle sera longue, cette dernière permettra de retrouver les auteurs présumés, qu’ils soient anonymes ou pas.” Mais problème, “la majorité des femmes qui ont déclaré les VFTIC n’ont reçu ni suivi, ni résultat, comme le spécifie la recherche-action coordonnée par MRA. Les agresseurs ont été arrêtés dans une poignée de cas, tandis que dans plusieurs autres, ce sont les plaignantes qui ont été condamnées pour relations sexuelles illicites.”
Une responsabilité étatique
“Il y a un manque de moyens, de formation et d’effectif alors qu’il y a une explosion de la cyberviolence depuis le confinement”, s’agace Me Ammoumou, avant de rappeler qu’au Maroc, la femme, victime, reste toujours coupable aux yeux de la société patriarcale. En effet, “on lui demandera toujours pourquoi ? Pourquoi elle a dit ceci ? Pourquoi elle était habillée comme cela ? Et pourquoi elle a fait cette vidéo avec, par exemple, son mari ?”, s’exaspère-t-elle. Un avis et une indignation partagés par Bouchra Abdou, enchérissant que “toute défaillance pourrait contribuer à faire régner une culture d’impunité qui ne découragera en rien les agresseurs à commettre ces actes de violences”. Pour Stephanie Willman Bordat, il est ainsi grand temps que le pouvoir prenne ses responsabilités : “C’est le gouvernement qui a une obligation de protéger les femmes et non pas les femmes qui doivent se protéger elles-mêmes, soupire-t-elle. En plus de trouver et de punir les agresseurs, il a aussi l’obligation de fournir réparations aux victimes, en s’assurant, notamment que les photos ou vidéos diffamatoires soient retirées et effacées d’Internet.” Quant aux fournisseurs de services de téléphonie, d’Internet et de réseaux sociaux, ils ont aussi un rôle important à jouer “à travers notamment des conditions d’utilisation claires interdisant les violences, supprimant les comptes en cas de comportement répréhensible, lançant une procédure de retrait plus efficace des contenus préjudiciables, améliorant leur coopération avec les forces de l’ordre”. Car les impacts de la cyber violence sur les victimes sont très graves : stigmatisation, rejet, dépression… “Certaines femmes ont même fait des tentatives de suicide tandis que d’autres ont dû quitter l’école ou leur emploi voire le perdre, ou ont été forcées de déménager”, constate l’enquête du MRA. “Compte tenu de la résurgence et de la durabilité des effets des violences numériques, que ce soit dans la sphère temporelle ou spatiale, les conséquences sur les victimes et leurs milieux familiaux sont beaucoup plus profondes”, déplore Bouchra Abdou, évoquant le cas de certaines jeunes femmes expulsées par leur famille et se retrouvant à se prostituer pour subvenir à leurs besoins…
Une campagne choc
Pour soutenir les victimes, parfois silencieuses, invisibles et isolées, l’ATEC a lancé en janvier 2020 un projet d’envergure : la campagne “Stop à la violence numérique…”. “Cette initiative est l’expression d’une conviction profonde : une appropriation de l’espace public, en l’occurrence l’espace numérique, par les femmes comme un pas indispensable pour la réalisation de la parité et de l’égalité tant attendues, soutient Bouchra Abdou. Le projet repose sur la volonté de l’ATEC de travailler avec toutes les parties concernées par la violence digitale : les pouvoirs publics (justice, police, gendarmerie), les services spécialisés, les fournisseurs de service et régulateurs (Maroc Telecom, Orange, Inwi ) et l’Agence nationale de réglementation des télécommunications (ANRT), ainsi que des experts en matière de sécurité des nouvelles technologies, des juristes spécialisés et des enseignant(e)s chercheur(e)s…”. La campagne se compose d’outils innovants dont une application mobile permettant aux victimes de déposer plainte et de consulter des informations pratiques, des données, des numéros et des adresses utiles, une structure d’écoute et de soutien psychologique et juridique, une unité mobile ciblant les établissements scolaires et les centres de formation professionnelle situés sur l’ensemble du territoire du grand Casablanca, ainsi qu’une chaîne YouTube baptisée “La loi de Basma”, en référence au personnage principal de la série dans lequel est évoqué divers cas de violence numérique. Mais pour Bouchra Abdou, “la prise de conscience de l’ampleur et de la gravité du problème serait déjà un bon début avec notamment l’élaboration d’une loi spécifique pour lutter contre les violences numériques à l’encontre des femmes.” Car, comme le résume Stephanie Willman Bordat, “les femmes ont besoin de se sentir en sécurité, d’être prises au sérieux, et de croire que signaler des violences va aboutir à une solution alors que c’est peu le cas actuellement…”
(*) Entretiens individuels approfondis (252 personnes), focus groupes (1371 participantes) et sondage en ligne (174 femmes).
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Comment maîtriser son identité numérique ?
Le cyberharcèlement, la cybersurveillance, la diffamation ou encore l’usurpation d’identité sur le net sont autant de dangers dont sont victimes beaucoup trop de femmes au Maroc, protégées pourtant par la loi 103-13 relative à la lutte contre les violences faites aux femmes ainsi que par le Code pénal. Facilement accessibles et très populaires, les réseaux sociaux et les applications sur les smartphones sont une véritable “vitrine” sur la vie et l’intimité. Aussi, protéger son identité numérique, et par ricochet, sa e-réputation est indispensable. Pour Salah Eddine Elmachkoury, bénévole spécialisé dans la protection numérique à l’Association Tahadi pour l’Égalité et la Citoyenneté, il faut par conséquent protéger l’accès à son compte en changeant plusieurs fois son mot de passe, créer plusieurs adresses mails, utiliser un pseudonyme, faire régulièrement le ménage dans son historique et vérifier les ajouts de logiciels car la technologie permet aux maris ou ex-époux d’accroître leur contrôle sur leurs victimes en sachant où elles sont et qui elles voient…