“Khoya” : le choix du titre invite à la fraternité. Pour préserver la mémoire de ces frères juifs marocains que l’on connaît mal et dont les traditions se perdent au fur et à mesure que les membres de sa communauté disparaissent, Vanessa Paloma Elbaz, une chercheuse colombo-américaine aux racines tétouannaises, s’est lancée dans la sauvegarde du patrimoine oral juif marocain, entre histoires et musique.
FDM : Qu’est-ce qui vous a poussée à initier ce projet ?
Vanessa Paloma : Je suis en phase finale d’écriture d’une thèse pluridisciplinaire en études juives qui s’intitule “La voix chantée des femmes judéo-espagnoles au Maroc : lignage, pureté, mémoire et identité” à l’Institut national des langues et civilisations orientales à Paris. En 2007, je publiais un article sur la musique de la lithurgie juive de Tanger durant les fêtes de début d’année (Roch Hachana). En enregistrant ces chansons, j’ai fait un rapprochement avec des enregistrements historiques marocains archivés à la bibliothèque du Congrès de Washington. Il était important qu’ils soient rapatriés au Maroc puisque ces enregistrements appartiennent à la communauté marocaine. J’ai donc eu le déclic à Tanger : je voulais recréer une base de données d’enregistrements audio et vidéo juifs marocains qui resterait au Maroc et serait accessible à tous les Marocains.
Concrètement, comment avez-vous mis en place ce projet ?
La première étape consiste à ramener les copies historiques des enregistrements sonores au Maroc. Ensuite il faut classer la musique juive déjà commercialisée, comme les disques et les chants populaires qui ont joué un grand rôle dans la musique marocaine. Les juifs pouvaient aborder des sujets plutôt tabous chez les musulmans, comme certaines humeurs ou certains non-dits. Des airs de chanson étaient parfois même repris dans des prières juives, une pratique très courante dans le judaïsme andalou depuis le XIIIème siècle. Enfin, une base de données d’enregistrements d’histoires orales récoltées auprès de juifs vivants du Maroc se constitue peu à peu. “Khoya” compte déjà plus de 650 enregistrements de ce type, dont certains d’anonymes : un coiffeur, un juif qui fait les valises de la famille royale, une famille sur le point de quitter le Maroc, des étudiants, des retraités ou un groupe de chanteurs traditionnels… On doit enregistrer le plus de matière possible avant que la communauté ne disparaisse.
C’est un projet plutôt ambitieux… Vos objectifs vous paraissent-ils difficiles à atteindre ?
Nous manquons de moyens matériels. Lors d’une conférence à l’université d’Indiana, le directeur des archives de musiques traditionnelles m’avait proposé sa collaboration. Mais en l’absence d’infrastructures adéquates pour conserver les archives au Maroc, elles seraient restées aux états-Unis. En théorie, pour sauvegarder ces fichiers, nous avons besoin d’une chambre insonorisée et protégée de l’humidité et des écarts de température. “Khoya” n’en a pas les moyens, faute de sponsors et de financements.
Comment avez-vous procédé pour obtenir des sponsors et des aides ?
En 2014 et en 2015, j’ai présenté le projet au musée Slaoui et au musée juif de Casablanca mais cela n’a pas été suffisant. Il aurait été intéressant de voir exposé “Khoya”au festival des musiques sacrées de Fès par exemple.
J’ai aussi été invitée à le présenter au festival du film sépharade de New York en 2014. Pour l’occasion, un petit film de 45 minutes avait été monté, qui compilait de nombreux extraits vidéo et des photos accompagnées d’extraits audio. Le projet a été très bien accueilli et les personnages du film ont passionné l’auditoire. Ils sont tellement charismatiques que les spectateurs les auraient bien vus dans des long-métrages.
Pourquoi ou pour qui avez-vous créé “Khoya” ?
On me pose souvent cette question ! Parfois, en tant qu’étrangère, j’évite de trop en faire. Même si je vis ici depuis plusieurs années et que mon mari et mes enfants sont Marocains, il est délicat, en tant que non-Marocaine, de mettre tout cela en place et de justifier cette intention. Certains pensent que le projet met trop en lumière les juifs du Maroc, surtout dans le contexte international actuel. Mais qui d’autre pourrait le faire ?
Ce projet me tient à cœur pour les générations futures. Je pense à ces jeunes, dans 10, 20, 30 ou 100 ans, qui voudront connaître l’histoire du Maroc et de ses juifs présents depuis des milliers d’années. Nous sommes à un tournant critique de l’histoire de la communauté juive marocaine. “Khoya” existe pour que l’histoire ne tombe pas aux oubliettes.
Vous avez dû faire face à certaines réticences. Les Marocains auraient-ils peur de leur propre oralité ?
L’oralité est extrêmement importante au Maroc. La richesse qu’elle apporte ne peut se trouver dans les livres. Les Marocains ont parfois peur de voir “consignée” leur oralité parce qu’elle est synonyme de vérité. On ne voit jamais décrits dans un livre ou un texte la manière de chanter des femmes juives berbères ou ces proverbes et ces chansons qui témoignent de leur manière de réfléchir et de leurs traditions. C’est dans l’oralité que l’on saisit pleinement la “texture” d’un peuple, différente de ville en ville, de famille en famille. Nous vivons dans un monde qui donne la primauté à l’écrit sur l’oral, alors que c’est exactement l’inverse. “Khoya”, c’est toute la richesse orale juive du Maroc pour les générations futures.