FDM : Il y a trois ans, le Festival International du Film de Marrakech vous rendait hommage et cette année, vous avez été nommée à la présidence du jury. Comment concevez-vous votre rôle ?
Isabelle Huppert : Ce n’est pas la première fois que je le suis, car j’ai aussi tenu ce rôle à l’occasion de la 62ème édition du Festival de Cannes. Disons que je me laisse porter par les découvertes et les surprises que me réservent les films. Et puis, tout est question de débat et de discussions. Tous les jurys du monde se comportent de la même manière. Chacun vient avec ses goûts, ses réactions, sa spontanéité… Reste ensuite à mettre tout cela en ordre. C’est évidemment une petite responsabilité, car on ne doit rien laisser de précieux à nos yeux sur le bord de la route. Il faut donc mener les discussions du mieux possible.
Cette année, le FIFM rend hommage au cinéma japonais. Que pensez-vous de ce choix ?
Je n’en pense que du bien ! C’est un cinéma qui nous émerveille depuis longtemps, qui a une histoire très ancienne et de grands maîtres comme Yasujirô Ozu, Kenji Mizoguchi ou encore Sansaku Okuzawa, pour ne citer qu’eux. Il s’est aussi extraordinairement renouvelé récemment, avec Naomi Kawase, Takeshi Kitano, Hirokazu Kore-eda… C’est un cinéma d’une grande richesse qui mérite l’hommage rendu cette année par le FIFM.
Est-ce l’esthétique si particulière de ce cinéma qui vous séduit ?
Oh, c’est un peu tout ! C’est la subtilité des histoires ainsi que la variété de ce cinéma. Je ne pense pas que l’on puisse le définir d’une manière univoque… De Kitano à Ozu, les films ne se ressemblent pas du tout, même si l’on retrouve la plupart du temps un sens du cadre, une délicatesse. Il y a aussi une grande violence dans le cinéma japonais, notamment quand on pense à Mishima…
Et le cinéma marocain, qu’en dites-vous ?
Malheureusement, je ne le connais pas assez bien. Mais je suis très heureuse de passer du temps ici, de découvrir des films avec le public marocain. Je me réjouis particulièrement de présenter “La ritournelle” sur la place Jamaâ El Fna. Cela me permettra de toucher encore d’autres couches du public car ici, les séances sont gratuites. J’aime l’idée de ces représentations sur la place, car nous renouons avec un cinéma plus populaire et un public qui n’aurait pas forcément accès à la grande salle du festival. Tout cela me donne envie d’en savoir plus…
Le public marocain est particulièrement fan de cinéma égyptien et indien. Avez-vous remarqué ce phénomène ailleurs, cette connexion entre un certain type de cinéma et les couches sociales défavorisées d’une société ?
J’ai effectivement compris cette connexion, ce lien profond tissé avec des cinématographies auxquelles nous avons moins accès en Occident et qui nous laissent à penser que le cinéma ne se définit pas par un seul continent, mais cinq. Le septième art n’est pas qu’américain, japonais ou européen, mais bien évidemment indien, arabe… Si certains films traversent davantage les frontières, d’autres sont plus locaux, s’exportent moins, mais cela n’enlève rien à leur richesse.
Vous avez à votre actif une filmographie impressionnante dont ressortent des choix aussi osés qu’audacieux, à tel point qu’il est difficile de vous coller une étiquette. Comment choisissez-vous vos rôles ?
Essentiellement en fonction du metteur en scène. C’était certes moins évident dans le cas de mes premiers films… à l’époque, je choisissais davantage un scénario, un personnage ou l’intérêt commun, car on ne décide pas complètement seul quand on fait un film. C’est un faisceau collectif de désirs et d’énergies.
C’est donc la rencontre humaine qui est au cœur de vos choix ?
Pas forcément. Cette rencontre humaine, comme vous l’appelez, se définit par la suite. C’est un mélange d’intuition, de mystère et de ressenti de l’univers de quelqu’un. Tout dépend de la manière dont on pressent que celui-ci va s’accorder au nôtre, l’enrichir et nous laisser surtout être le plus proche de nous-mêmes. Faire un film, c’est fusionner notre monde et celui d’un autre. De même que l’œuvre elle-même est un mariage entre l’univers du metteur en scène et celui auquel il s’adresse.
Vous avez souvent incarné des personnages émotionnellement fragiles, aux personnalités au bord de la cassure. Est-ce qu’on ressort indemne de l’interprétation de ce type de rôles ?
Oui, complètement! Ça reste du travail et ce métier requiert une mise à distance constante, quand bien même on puise effectivement dans ce que l’on est. C’est le paradoxe du comédien si bien compris, décrit et théorisé par Diderot. C’est à la fois cette immersion dans un rôle et en même temps ce recul, car nous avons tout de même conscience que nous perpétuons l’art du conte et de la fable, avec tout ce que ça peut avoir de réel et d’irréel. En effet, une fable s’adresse sous l’angle de la vérité aux gens, mais n’est pas pour autant réelle. C’est aussi une vue de l’esprit, une construction. Le cinéma n’est que la continuité de cela.
Si vous deviez citer un rôle en particulier, parmi ceux qui vous ont le plus marquée…
Non, je ne peux pas dire qu’il y en a un plus que d’autres.
C’est un tout ?
Oui, exactement, c’est un tout. Et puis, pour moi, cela représente aussi le plaisir de faire les choses à l’instant T ; ensuite, c’est terminé. Être actrice, c’est l’être dans l’instant présent et dans mon cas, ça ne laisse pas de séquelles. Être comédienne et spectatrice sont deux choses très différentes et dans le second cas de figure, un film laisse beaucoup plus de traces.
Vous avez joué aux côtés de votre fille. Quels souvenirs gardez-vous de cette expérience ?
C’était une grande joie ! Elle est très talentueuse et c’était une expérience tout à fait délicieuse que de partager avec elle ce film, “Copacabana”.
Qu’en est-il ressorti ? Vous êtes-vous découvertes l’une et l’autre ?
Les premiers moments étaient très curieux. Ça nous paraissait tellement irréel d’être deux actrices l’une en face de l’autre… À tel point que nous avons eu beaucoup de mal à être sérieuses dans un premier temps. On aurait pu penser que jouant les rôles d’une mère et d’une fille dans le film nous simplifierait les choses, mais non. Comme nous campions des rôles éloignés de ce que nous sommes, moi, la mère fantasque et rebelle et elle, la fille très classique et traditionnelle, il nous a fallu quelques heures pour apprivoiser nos personnages et arrêter de rire, car on trouvait ça vraiment incongru !
Au-delà du cinéma, le théâtre occupe aussi une grande place dans votre vie. Émotionnellement parlant, éprouvez-vous les choses autrement quand vous êtes sur les planches ?
Au fur et à mesure des représentations, être sur les planches est de moins en moins difficile, mais cela occasionne tout de même un choc émotionnel. Ce n’est pas évident de se retrouver face à une centaine de personnes. C’est une expérience étrange, mystérieuse, extraordinaire. Aucune représentation ne ressemble à une autre et cet instant où l’on atteint un moment de grâce n’arrive pas tous les soirs. Quand on y parvient, c’est vraiment fabuleux. C’est le mystère de cette fameuse alchimie entre l’acteur et le public. La plupart des comédiens continuent d’ailleurs de faire du théâtre pour comprendre pourquoi, quelquefois, quelque chose se passe. Ce public, c’est de la matière vivante. On a beau avoir une centaine d’individus face à soi, on ne s’adresse à personne en particulier mais à une masse qui est dans le noir. C’est une entité presque abstraite et qui pourtant réagit.
Parlons d’art… Dernièrement, vous avez été curatrice de l’exposition Mapplethorpe pour la galerie Thaddaeus Ropac dans le cadre de Paris Photo. Que représente cet artiste pour vous ?
Je connaissais un peu Mapplethorpe, comme tout le monde. Ses nus très sculpturaux qu’il traite comme des natures mortes et ses fleurs qu’il donne à voir presque comme des personnes. Je n’ai pas cherché à perpétuer une image déjà connue de cet artiste. Je suis tombée sur des photos que je trouvais très belles mais auxquelles les gens ne s’attendaient pas du tout. Il a photographié beaucoup d’enfants, de petites filles, de très beaux paysages, clos et stylisés, la mer, d’une manière très abstraite, très belle. Sans oublier ses portraits très connus de Bob Wilson, Patti Smith, Debbie Harry et bien d’autres…
On vous appelle “la femme aux portraits”…
Oui, c’est en fait le nom d’un livre qui compile un ensemble de photographies: 120 portraits par 120 photographes différents. Cette exposition de mes photos circule depuis quelques années. Après avoir démarré au PS1 de New York, où elle a passé quatre ans, elle s’est ensuite installée à Paris, Tokyo, Turin, Madrid, Séoul, et prochainement à Buenos Aires. Lorsque la cinémathèque française a décidé d’entamer une rétrospective de mes films, nous avons pensé à faire de cette expo un événement extra cinématographique. Toutes ces photos réunies sont au fond une réflexion sur l’art du portrait, car c’est une même personne photographiée par 120 autres… Un travail qui révèle autant le photographe que le modèle.
Quels rapports avez-vous entretenu avec tous ces photographes ?
J’ai fait de très belles rencontres avec le groupe des photographes dits humanistes comme Doisneau, Boubat, Cartier-Bresson… Ce sont des poètes la plupart du temps, des gens avec qui j’ai apprécié me promener et regarder le monde. J’ai aimé faire partie de leur univers pendant un certain temps.
Y a-t-il une cause qui vous tient à cœur? Vous qualifieriez-vous de femme engagée ?
Pas publiquement. Mais en privé, oui, à ma manière. Engagée ? Ce n’est pas comme ça que je me définis.
Vous êtes aussi mère de famille. Comment conciliez-vous vos rôles de maman et d’actrice ? Vous arrive-t-il d’emmener vos enfants avec vous ?
J’ai trois enfants et oui, bien sûr, il m’est arrivé d’emmener mon fils, notamment, avec moi en tournée. Il avait 15 ans à l’époque et je jouais une pièce de théâtre à Sydney pendant plusieurs mois. Il n’était pas question que je parte si longtemps sans lui ! Les vies que je mène sont très riches, autant pour moi que pour ceux qui les partagent avec moi. Après, nobody is perfect…
Vous définissez-vous comme une femme de mode ?
Le vêtement est une expression de la mode mais c’est aussi quelque chose qui peut vous protéger ou au contraire, vous mettre en avant. Chaque pièce a sa fonction selon le moment auquel on la porte. La question est : veut-on être un personnage ou choisir une mode qui nous rende plus anonyme ? C’est cette mode-là qui m’intéresse précisément… Ça ne veut pas dire qu’elle est moindre, mais elle peut au contraire vous mettre plus en retrait. Je préfère faire des films, car l’éventail des rôles que l’on peut incarner est beaucoup plus défini. Dans la vie réelle, celui-ci est plus large, et ce n’est pas quelque chose que je manie si facilement. En changeant de style, on peut être n’importe quel personnage et encore plus selon les designers qui proposent, eux aussi, leur idée de la mode, de la femme, du vêtement…
Un créateur dans lequel vous vous retrouvez ?
Oh, il y en a beaucoup…. Armani, Dior, Givenchy, Riccardo Tisci, Carmen, Guillaume Henry et Azzedine Alaïa, bien entendu. J’aime les belles matières qui durent…