Driss Ksikes Qui a peur d’Averroès ?

Ibn Rochd, un des plus grands philosophes humanistes de son temps, renié par les siens. Dans son nouveau roman, Au détroit d’Averroès, Driss Ksikes nous déroule les fils d’une lignée secrète autour du legs controversé du grand homme. Avec une question centrale : mais qui aurait encore peur d’Averroès  ?

À travers le personnage d’Adib, jeune enseignant de philosophie dans un lycée de Casablanca, vous êtes revenu sur les traces de ce grand penseur, philosophe et médecin andalou du XIIème siècle. Pourquoi ?

Je tente de raconter l’histoire d’une faille que le temps n’a pas su combler. Ibn Rochd a quasiment été gommé de la mémoire collective des Arabes et des musulmans. Il est mort à Marrakech puis, trois mois plus tard, déterré et réexpédié avec ses livres à Cordoue, sa ville natale. Un siècle plus tard, rebaptisé Averroès, il devient l’une des figures incontournables de la pensée médiévale, que reliront plus tard et enrichiront Spinoza, Leibniz, Kant. Ce commentateur d’Aristote et penseur de la raison a donc énormément compté de l’autre côté de la Méditerranée mais très peu ici. Aucun des grands penseurs maghrébins ou du Machreq qui se sont référés à lui n’ont réussi à rester influent. Il ont été oppressés par des régimes despotiques diabolisés par des fanatiques. Avec le temps, il y a non seulement une incapacité à se réapproprier la pensée et l’héritage d’Ibn Rochd en terre d’islam mais aussi une peur de partir de ses postulats pour émanciper les esprits.

Philosophe rationaliste, Ibn Rochd était-il trop moderne pour son époque ?

Parmi les philosophes médiévaux qui ont également commenté Aristote et Platon, Averroès est celui qui a été le plus loin. Il a tracé une ligne de démarcation nette entre les deux voies menant à la vérité : la raison humaine et la loi coranique. Pour lui, elles ne s’opposent pas, bien au contraire, mais se complètent et surtout, peuvent être empruntées distinctement. Il soutient, par exemple, que l’homme accompli, dans sa capacité à recourir à la démonstration, a le pouvoir de cheminer vers les plus hautes vérités par lui-même, d’autant que le Coran nous incite à l’emploi de la raison. Partant de là, chacun est tenu à s’élever au rang d’homme pensant, avec un double souci de justesse et de justice. L’autre grande avancée proposée par Ibn Rochd est le rejet du pouvoir des intermédiaires, spéculateurs, fuqahas, théologiens, qui enferment la religion dans le dogme et maintiennent leur cité dans l’ignorance, en la poussant parfois à la haine de l’autre. Cette posture avant-gardiste d’humaniste musulman lui a valu quelques déboires et même un bannissement. Pendant les siècles qui ont suivi sa mort, la minorisation de la pensée rationnelle, humaniste, novatrice et critique dans l’esprit du clergé, des imams et des gouvernants, a été la règle.

Ses postures sont-elle encore trop subversives pour le monde musulman actuel ?

Aujourd’hui encore, on préfère souvent faire s’arrêter la raison de l’homme là où la charia pose des limites infranchissables. Néanmoins, si je n’ai pas écrit un essai mais un roman, c’est bien pour me garder d’imposer une opinion surplombante sur le monde violent qui nous entoure. J’ai préféré décrire les lycéens perplexes face à leur enseignant de philosophie, les internautes parfois impulsifs, des personnages de la haute société sans grand courage intellectuel ou le club des néo muatazilites qui essaie de remettre la philo au goût du jour. C’est cet enchevêtrement de réalités complexes qui m’intéresse. Le reste, ce que les medias nous servent, est trop visible. Inutile de le ressasser.

À son époque, Ibn Rochd dénonce le fait que les femmes dans les États musulmans ressemblent à des plantes au service de leur mari et de leurs enfants et que leur condition de fardeau est l’une des causes de la pauvreté. Est-il précurseur du féminisme ?

Je ne suis pas sûr que la pauvreté des États musulmans induite par l’inégalité des sexes ne soit pas toujours de mise. Ibn Rochd, lui même juriste, est d’une certaine manière un interprète positif du legs d’égalité sous jacente en Islam, lequel nécessite un vrai effort de dépassement des héritages figés par le patriarcat. Dans le roman, Adib raconte la rencontre entre Ibn Rochd et Hafsa, une poétesse adultérine qui l’ensorcelait par ses vers et qu’il a défendue. Il y aussi le personnage campé par Nadia, une jeune slameuse qui tente de s’affranchir d’un père bigot et de ses pairs mâles et termine son couplet par : “Il n’y aura pas d’égalité sur terre tant qu’on n’aura pas réinventé le ciel”.

Malgré l’âpreté du sujet, on évolue dans la compréhension d’Averroès en compagnie de personnages hauts en couleur qui nous font entendre des sons de cloche différents. C’est pour aider le lecteur à reconstituer les pièces manquantes du puzzle ?

Au Détroit d’Averroès est résolument tourné vers les trajectoires de tous ceux qui rêvent ou hésitent à redonner vie à Ibn Rochd. Je me suis amusé à créer, sous forme de poupées gigognes, des personnages qui ont tous une raison d’être attachés à l’héritage d’Ibn Rochd, mais à partir de mobiles et de visions différentes. Si Hassan, le professeur banni, y voit un vieux moteur éteint à remettre en marche, Adib, le chroniqueur, le perçoit comme une voix inaudible à refaire entendre. Quant au traducteur, il est sceptique sur notre capacité à transférer sa pensée dans une société conformiste. Aziza, l’historienne proche du sérail, s’avère encore plus rétive à cette démarche romantique. Le jeu avec le lecteur est subtil et les codes explicités en chemin. En outre, une sorte de malédiction semble planer sur tous ceux qui cherchent à faire ressurgir Ibn Rochd des oubliettes. Le legs d’Averroès s’apparente à une espèce de patate chaude qu’on se refile.

Que vous inspirent ces professeurs de philosophie qui sont montés au créneau pour fustiger un manuel scolaire d’éducation islamique dans lequel la philosophie est définie comme “essence de la dégénérescence et production de la pensée humaine contraire à l’islam” ?

C’est une affaire d’affranchissement des esprits à l’école et dans les medias. Même si des intellectuels prônent la pensée libre, il faudrait d’abord émanciper l’esprit des enseignants pour que cela se répercute sur la société. Adib avance ouvertement qu’Ibn Rochd s’érige contre le diktat des religieux et des pouvoirs qui s’en revendiquent. En cela, il fait exception et se sent à l’étroit. Je crois que les enseignants qui se battent au quotidien contre l’ignorance et la bêtise humaine pourraient se reconnaître en lui.

Les mots et les idées peuvent-ils changer le monde ?

Je ne fais qu’une seule chose, j’écris. Mais je le fais de plusieurs manières. Chaque format, chaque dispositif d’écriture, a sans doute ses règles. Je les connais plus ou moins mais j’aime les transgresser aussi. L’essentiel est de partager sa sensibilité, son énergie et au passage quelques idées. Je ne me fais aucune illusion sur le monde hyper-consumériste et troublé dans lequel nous vivons mais je ne sous-estime jamais l’intelligence des lecteurs et des spectateurs.

L’acte d’écrire est-il quête de sens ?

En littérature, rien ne compte autant que la poésie des mots, la musicalité qui s’en dégage, le rythme que l’on imprime au texte, le chuchotement des sons à l’oreille du lecteur et la prosodie qui permet à l’ensemble de se loger dans sa conscience. La littérature n’est pas un canal d’information mais le lieu d’un partage esthétique de questions hautement politiques ou sociales.

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