J’ai un souvenir très net du jour où, pour la première fois, l’idée de changer de vie m’a traversé l’esprit. J’étais à Ifrane où toute la famille avait loué une belle demeure pour passer les vacances. C’était le dernier jour de congés et je devais reprendre les cours le surlendemain. Rien qu’à l’évocation de l’amphi, de ce face-à-face avec les étudiants dont la plupart étaient là par défaut, faute de mieux, mon cœur se serrait. La villa de location surplombait un paysage à couper le souffle. Je me rappelle parfaitement ma réflexion d’alors : “C’est ça la vie, “se sentir bien”. Il doit y avoir un moyen d’être bien tous les jours même au boulot.” Ma décision a été prise, inconsciemment, ce matin-là, voici plus de dix ans.
Vivre, c’est se sentir bien
Bouger oui, mais pour faire quoi ? Mes degrés de liberté étaient limités : géographiquement, il fallait garder la même ville, résidence de la famille, lieu de travail de mon mari et lieu de scolarisation de mes enfants. Mais l’idée faisait son chemin. À la quarantaine, il nous reste plusieurs années à vivre et à travailler. Par respect pour moi-même, je me devais de me réorienter.
Avant de bouger, il faut commencer par déterminer le plus précisément possible ce qu’on aime et, surtout ce que l’on n’aime pas. J’ai toujours beaucoup aimé les études. Après avoir brillamment obtenu mon bac, j’ai suivi le cycle long. J’ai fini par préparer une thèse de doctorat en maths et me suis retrouvée enseignante universitaire sans jamais me poser de questions. À mon époque, l’orientation brillait par son absence. Si j’avais été correctement orientée, j’aurais fait des études dans la sphère d’architecture. J’aimais dessiner. J’ai toujours aimé organiser les espaces.
Ma maman est une surdouée de l’aiguille. Broder, crocheter, coudre, faire des coupes, tout cela n’avait pas de secret pour elle. Elle m’a passé le virus. J’inventais mes motifs de broderie. Ma spécialité les coussins de toutes formes, couverts de réalisations en crochet, ou mosaïque ou la laine voisinait le coton.
De l’enseignement à la couture
J’ai donc sauté sur l’occasion du départ volontaire à la retraite offerte aux fonctionnaires. J’ai déposé mon dossier. Avis favorable. Avec le petit pécule constitué par l’indemnité au départ, j’ai investi dans un local bien placé, que j’ai retapé et relooké de fond en comble… Un local qui allait abriter mes activités de couture. De l’enseignement à la couture, tout un revirement !
Ma pension de retraite était bien menue. Il n’était pas dit que mon projet allait fonctionner. Le revenu familial allait être impacté. C’était un vrai souci mais pas au point de reculer.
Je n’ai jamais regretté. Je me suis glissée dans mon nouveau monde sans heurts. Pas de grande métamorphose, je suis toujours la même, mais tellement mieux dans ma peau. J’ai une vie professionnelle remplie et, paradoxalement, j’ai davantage de temps pour ma famille tout en travaillant d’arrache-pied !
Reconnaissance professionnelle
Je suis plus sereine. Finis les angoisses, le blues du professeur mal-aimé. La solitude du professeur peu valorisé. Je subis encore du stress, comme tout le monde, mais c’est celui du quotidien, incontournable. Et surtout, j’ai cette sensation incomparable d’être parfaitement à ma place. J’aime ce que je fais. Je ressens de l’excitation quand je me rends à ma boutique/atelier. Mon lieu de travail me ressemble. Je m’y sens bien, mes clients aussi. Prendre soin du lieu où l’on vit, où l’on travaille est source de joie. J’ai le flair pour deviner ce que souhaitent mes clients. Ils m’expliquent et vite, nous formons une paire sur la même longueur d’onde. Je suis ravie quand on reconnaît ma créativité. Et j’ai souvent pu démontrer que l’on peut changer beaucoup de choses dans sa maison sans se ruiner. Ma formation en géométrie, les outils informatiques accessibles à tous aujourd’hui m’ont permis d’introduire, petit à petit le volet conseil en design en gardant mon métier de base : couture en design intérieur. Cette satisfaction et cette reconnaissance professionnelle sont indispensables à mon équilibre et cela m’a tellement manqué durant toutes ces années dédiées à l’enseignement. J’ai aujourd’hui une clientèle fidèle et un bon carnet d’adresses et de recommandations. Je ne roule pas sur l’or. Mais je garantis un salaire honnête à mes collaborateurs et mes revenus sont comparables à ce qu’ils auraient été si j’avais continué à bosser pour mon ministère.
Une seconde chance !
Tous ces efforts pour élaborer, concocter et réaliser ce tournant professionnel en valaient la peine. Quand j’ai quitté l’enseignement, j’avais encore de très longues années à tirer (la retraite dans l’enseignement supérieur sonne à 65 ans.) Je n’allais pas garder un emploi où je me sentais malheureuse par crainte de bouger et par souci de garder le même niveau de vie. Quelle vie ?
Certes, rien ne garantissait que la famille aurait les revenus nécessaires pour soutenir le même train de vie. Mais j’étais convaincue. Dans mon entourage, ma belle-famille surtout, on se demandait ce qui pouvait bien se passer dans ma tête quand j’ai dilapidé mon indemnité au départ pour refaire entièrement le local qui allait me servir de lieu de travail. Pourtant, je n’avais jamais été aussi sereine. Pour la première fois de ma vie, je suivais mon instinct. J’avais subi un long cycle d’études parce que j’étais forte en sciences et que tout le monde me disait que c’était la voie à suivre et que l’enseignement, c’était l’idéal pour les femmes. Quand vous vous décidez à sauter le pas, vous devez faire fi de ce que les autres vont penser.
Des mois d’incertitude, d’efforts ce n’est pas cher payé pour réussir ce second début et me retrouver, enfin, professionnellement, me reconnecter à mes désirs. Tout le monde a droit à une seconde chance !
Je me rends à mon atelier avec enthousiasme et excitation. J’ai créé ce lieu et il m’a redonné vie, professionnellement. C’est que du bonheur comme disent les jeunes ! Je ne sais pas de quoi les prochaines années seront faites, mais ce que je sais, c’est que j’ai fait le bon choix. CQFD !