FDM : “Ha !” est le titre de votre nouveau spectacle. Quel est le thème de cette création ?
Bouchra Ouizguen : Je n’aime pas travailler sur des thématiques en particulier, mais plutôt sur des pistes de réflexion telles que la folie, par exemple. Une folie que j’avais envie de voir et d’observer en allant directement voir deux marabouts : Bouya Omar et Sidi Rahal. Avec mon équipe, nous avons vécu là-bas pendant quelque temps, au rythme des rencontres et des rituels. Au bout de plusieurs voyages, j’ai finalement préféré rester plus longtemps à Sidi Rahal, pour m’imprégner d’une folie plus douce. Cette nouvelle création vient ainsi dans la continuité des précédentes, puisque mes obsessions restent les mêmes : la folie, la mort, l’amour… Je continue en fait d’exposer mes interrogations avec une équipe fidèle, car au-delà de cette immersion dans des illages pour fous, il a fallu ensuite travailler au fin fond de chacune des interprètes, là où se niche sa propre folie.
Vous avez des démons à exorciser ?
Je ne pense pas que ma folie, ou celle des autres danseuses, soit guérissable (rires) ! J’ai juste senti qu’elles étaient un peu plus normales en fréquentant les marabouts. Artistiquement, disons qu’on est tour à tour celui qui exorcise l’autre, et celui qui est exorcisé. Ce qui est intéressant, c’est de tour à tour pouvoir être enfant, vieille dame, sorcière, jeune fille ou vieil homme. Tout cela nous permet d’aborder différents états, tous ces “hal” qu’on a observés dans les rituels. Ça reste quelque chose de très personnel que j’espère partager de manière universelle.
De l’inspiration à la création, comment s’est construit ce spectacle ?
On a été voir ces deux marabouts durant plus de six mois. On a ensuite exploré d’autres endroits. J’adore puiser dans la rue, dans les villages, chez les petites gens. J’observe les corps, les démarches, la manière dont les gens sont assis au café, à Sidi ahal ou ailleurs. Beaucoup d’inspiration vient de l’observation. Pour ce spectacle- là, je ne travaille sur aucune bande son. Il n’y a que nos propres voix en fait, et aucun décor non plus, absolument rien sur scène sur quoi on puisse s’appuyer. On se retrouve vraiment dans le vide de nos absences, en face des personnes qui nous peuplent et des folies qui nous traversent l’esprit. C’est très difficile et c’est surtout un challenge qu’on souhaite relever. Une énorme intériorité est d’ailleurs demandée aux interprètes. Pour cette création, j’ai travaillé avec elles à partir de leurs propres folies. Je n’ai pas hésité à les pousser à l’extrême, jusqu’à ce qu’elles deviennent méconnaissables pour elles-mêmes. Pour en arriver là, il a fallu une grande complicité et beaucoup de travail.
Vos interprètes sont des chikhate à la base. Ne sont-elles pas aux antipodes des danseuses contemporaines telles qu’on les imagine ?
En tout cas, elles ne sont pas aux antipodes de ce que j’attends des danseuses contemporaines, ni aux antipodes de mon esthétique. Elles sont les interprètes d’une danse que je suis en train de construire. Entre le précédent spectacle et celui-ci, elles se transforment de plus en plus. Plus aucun chant des Aïta, et donc de leur univers initial, n’est utilisé dans ce spectacle-là. On est tout à fait conscientes de ce qu’on peut transporter comme cliché, comme fantasme ou encore comme projection, et on adore jouer avec ça. Du coup, par le fait justement qu’elles ne soient pas danseuses, il y a cette possibilité de pousser leur corps à l’extrême. Ce sont des artistes qui désirent apprendre et être ailleurs à chaque fois. A partir de là, on évolue et nos corps se développent. Et puis, dans cette pièce en particulier, je trouve qu’elles ont développé des capacités dramaturgiques phénoménales. Il y a plusieurs passages où des textes et des rires sont demandés, et elles les interprètent très bien, alors que ce sont des femmes qui n’ont jamais pris de cours de théâtre. C’est à mon avis le résultat de ce qu’elles ont ramené dans leurs bagages d’artiste, tout simplement.
Quelle relation avez-vous construit avec elles ?
Autant dans le premier spectacle, c’était une découverte entre nous ; autant dans celui-ci, c’est une complicité. Pour pouvoir se
mettre dans de tels états, il faut tout d’abord une confiance artistique et une forte complicité amicale dans la vie. Et je dois l’avouer, on est pas mal infiltrées dans les vies les unes des autres. Et puis, il y a ce plaisir de travailler ensemble dans une complicité qui nous aide à aborder la question de la folie à quatre, pour qu’elle puisse être extrêmement drôle. Parce que ce qui m’intéressait aussi, ce sont les folies de chacune d’entre nous. Avec ça, on a aussi énormément d’exigence les unes envers les autres. C’est une sacrée école, je dirais !
Vous avez donné une première représentation de “Ha !” en mai dernier, à Marrakech. Quelles ont été les réactions du public ?
Ce n’était pas vraiment une avant-première, mais plutôt une restitution de notre travail de création chorégraphique. Nous avons joué durant une quarantaine de minutes. C’est un peu difficile de juger un spectacle qui n’est pas encore fini, mais je peux vous dire qu’il y a eu de bonnes réactions et beaucoup d’encouragements. Pour certains qui avaient déjà vu “Madame Plaza”, la progression des interprètes était palpable.
Avez-vous des dates pour cette nouvelle pièce ?
Effectivement. Déjà, le 22, 23 et 24 juin, on joue à Montpellier. Pour le mois de mai 2013, nous sommes programmées à Paris où on donnera trois représentations. Juste après, nous serons au Kunsten Festival des Arts à Bruxelles. Une tournée est ensuite envisagée dans toute la France. Nous sommes par ailleurs en train d’en programmer une autre pour l’automne 2013 dans les instituts français du Maroc. Et puis, “Madame Plaza” tourne encore cette année. On est full de septembre à novembre avec une ingtaine de représentations, aux Etats-Unis entre autres.
L’autre nouveauté est que vous venez de créer votre propre compagnie…
C’est l’association O., une compagnie que j’ai lancée l’an dernier pour me concentrer entièrement sur mes créations chorégraphiques. Depuis, la compagnie a créé le solo “Voyage Cola”, co-écrit par le chorégraphe français Alain Buffard et que j’ai ansé l’année dernière au festival d’Avignon. Cette nouvelle création, “Ha !”, est aussi totalement produite par l’association .. Et puis, je prévois un duo avec Abdellah Taïa pour novembre prochain. Je démarre juste après une création dans le désert avec deux vidéastes et une danseuse portugaises sur tout le mois de décembre. C’est une commande qu’on m’a faite pour le musée Granet à Aixen-Provence. J’entame ensuite un solo dès le mois de février 2013. Donc en fait, la compagnie est là pour promouvoir le travail que je fais soit en solo, soit en rencontre avec la vidéo, l’écriture et la musique.
Parlez-nous de cette rencontre avec Abdellah Taïa…
J’ai toujours été intéressée par l’écriture, par les textes, par la musicalité des mots. Ce n’est pas quelque chose que j’efface sous prétexte que je suis danseuse. Ma rencontre avec Abdellah Taïa est née de là, de cet intérêt pour la littérature. Notre première rencontre remonte à 2006, au festival Montpellier Danse. Il y a eu un très bon feeling entre nous. De là, on s’est mutuellement suivis un peu de loin. J’ai lu ses livres et je lui ai proposé, tout naturellement, de faire une rencontre entre nos deux mondes. C’est un projet de duo entre l’écriture et la danse. On va commencer à travailler dessus en août prochain. Et voilà, c’est aussi simple que cela ! Je démarre souvent mes projets par des coups de coeur pour des personnes, pour leurs oeuvres. Ce sont les rencontres que je fais qui nourrissent, petit à petit, tous mes projets.