Avortement : la marche à reculons

Adopté en juin 2016 en conseil de gouvernement, le projet de loi pour la légalisation de certains types d’avortement peine à voir le jour. Plus grave encore, le débat qui a été à l’origine de cette mini-réforme, n’est plus d’actualité. Explications.

Le dossier de l’avortement, au point mort pendant longtemps, avait connu un rebond en 2015 suite aux recommandations royales aux ministres de la Justice et des Habous. Des consultations régionales s’en étaient suivies avec les acteurs concernés par cette problématique afin d’élaborer un “avis sage et objectif donnant la priorité à l’intérêt supérieur de la famille et des citoyens”. Dès lors, un grand pas a été franchi, même si l’avortement est autorisé uniquement dans certains cas (malformation fœtale, grossesse incestueuse ou résultant d’un viol et mise en danger de la vie de la mère).

Piètre victoire pour les Ong qui luttent pour les droits humains et qui réclament purement et simplement la dépénalisation de l’IVG (interruption volontaire de grossesse), et que sa criminalisation soit limitée à l’avortement clandestin non médicalisé et à l’avortement forcé.

Mais plus de deux ans après son adoption en conseil de gouvernement, le projet de loi peine à voir le jour, et cela met le Pr Chafiq Chraïbi dans tous ses états. “Le projet de loi pour la légalisation de certains types d’avortement s’inscrit dans le cadre d’un projet de réforme du Code pénal et qui est soumis au Parlement, sauf qu’un flou juridique entoure encore ce projet, car il reste toujours à définir ce qu’on entend par maladies psychiques, ou malformations fœtales. Le ministère de la santé et le Conseil national de l’Ordre des médecins (CNOM) doivent trancher sur cette question, mais jusqu’à présent, rien n’a été fait”, se désole le Président de l’association marocaine de lutte contre l’avortement clandestin (Amlac). Pourtant, assure Pr Chraïbi, la solution se trouve déjà dans le code pénal qui stipule dans son article 453 que “l’avortement n’est pas puni quand il vise à sauvegarder la vie de la mère (…). Il suffit simplement de prendre le terme santé dans son sens large, tel que défini par l’OMS, à savoir le bien-être physique, mental, psychique et social. Et quand l’une de ces composantes est menacé, le droit doit être automatiquement octroyé de procéder à un avortement dans la légalité et la sécurité.”

Un projet de loi trop limité

Mais si le dossier de l’avortement avait suscité débat et mobilisation en 2015 lorsque le Pr Chraïbi avait été démis de ses fonctions de chef de service de la maternité des Orangers suite à la diffusion d’un reportage par une chaîne française, cette question ne semble plus passionner l’opinion publique, au grand dam du gynécologue qui avoue se battre contre des moulins à vent. “Le fait d’avoir inscrit ce projet de loi dans une réforme globale du code pénal, à savoir le projet 10-16, participe au retard de l’adoption de la loi sur l’avortement qui sera toujours pénalisée. À mon sens, ce projet de loi doit être discuté en commission de santé ou dans la commission sociale plutôt que dans celle de la justice”, insiste Pr Chraïbi.

Et en l’absence d’un cadre juridique, le constat est terrible. Les avortements clandestins (médicalisés ou traditionnels) continuent à sévir, provoquant en moyenne près de 6% des décès. De plus, à peine 10 à 15% des cas seront concernés par le cadre légal de l’interruption volontaire de grossesse. Mais il existe de multiples cas que le législateur ne prendra pas en considération. “La nouvelle loi si elle voit enfin le jour devra mettre fin à l’avortement clandestin uniquement dans des cas précis, mais il existe un grand nombre de situations, (jeune fille non mariée, mineure, handicapée mentale) qui exigent un élargissement de la loi”, souligne avec dépit le président de l’Amlac. Une position qui rejoint celles des Ong féminines qui ne cessent de réclamer “le droit pour toutes les femmes majeures, avant trois mois de grossesse à l’avortement médical gratuit dans le service public, ou dans le secteur privé selon des tarifs réglementés et accessibles, et pour les femmes mariées sans autorisation du mari en respect à la santé de la femme.” En somme, le droit de la femme à disposer de son corps dans la dignité.

En fait, si l’avortement demeure le dernier recours pour mettre fin à une grossesse non désirée, il n’en demeure pas moins qu’aucune loi ne pourra à elle seule lutter contre ce phénomène. L’éducation sexuelle, la sensibilisation, la prévention, la diffusion et la vulgarisation des connaissances scientifiques ayant trait à ce sujet pourraient participer à la lutter contre les causes de l’avortement. Mais tant que les tabous empêchent les familles d’aborder des questions de fond, la société continuera à se voiler la face.

L’avis de Pr Chafik Chraïbi, Président de l’association marocaine de lutte contre l’avortement clandestin (Amlac).

“Cela fait 10 ans que l’association marocaine de lutte contre l’avortement clandestin (Amlac) a été créée. Cela fait 10 ans que le débat est ouvert. Malheureusement, nous évoluons en dents de scie. À certains moments, nous avons l’impression que les choses bougent, le dossier revient sur le tapis, la presse en parle, et puis, d’un seul coup, le sujet est renvoyé aux calendes grecques. J’en suis profondément malheureux et déçu. Il y a urgence à faire passer la loi, car chaque jour, nous enregistrons des victimes à cause d’une grossesse non désirée, une situation lourde de conséquences : des suicides, des crimes d’honneur, des filles jetées dans la rue, des enfants abandonnées, des mères célibataires marginalisées, des médecins emprisonnés. Pour mettre fin à ces situations dramatiques, il est temps de donner à ces femmes le droit d’avorter dans la dignité, dans de bonnes conditions de santé et si possible gratuitement dans les hôpitaux …

Aujourd’hui, les médecins refusent l’avortement même lorsqu’ils sont confrontés à de graves cas de malformations fœtales de peur de se retrouver derrière les barreaux. Beaucoup de femmes sont dans le désarroi total, et je ne peux malheureusement rien faire.

Ce que je constate également c’est le retrait en août dernier d’un médicament utilisé par des femmes à des fins abortives. Et même si ce médicament ne devait pas être utilisé sans surveillance médicale, il avait permis de réduire le nombre d’IVG par curetage avec tout ce que cela sous-entend en risques comme les infections ou les hémorragies.

Je pense que si on avait eu recours dès le début à l’article 453 du Code pénal qui stipule que “l’avortement est autorisé lorsque la santé de la femme est mise en jeu”, en y incluant la dimension physique, mentale et sociale, cela serait passée comme une lettre à la poste, et personne n’aurait trouvé à y redire… L’Algérie a pris en compte cette dimension, et elle autorise désormais l’IVG. Le Sénégal a également adopté cette définition après un court débat, et a réglé rapidement les problèmes liés à l’avortement.” υ

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