Il suffit d’entrer dans une maison marocaine pour comprendre que l’esthétique n’y est jamais anodine. Pendant des générations, le luxe des intérieurs s’est exprimé dans l’opulence des salons, dans les broderies fines et dans la brillance d’une vaisselle réservée aux grandes occasions. Ce luxe-là était indissociable d’un art de recevoir, d’une manière d’habiter qui plaçait l’invité au centre de la scène. “Nous avons hérité d’un véritable savoir-habiter, différent selon les régions, mais toujours pensé pour magnifier l’accueil et célébrer le quotidien”, rappelle Fadwa El Gharib, fondatrice de Elf &Partners. Mais à mesure que les usages évoluaient, une autre attente s’est installée. La maison s’est mise à répondre à un besoin plus personnel, plus quotidien, moins codifié. “Aujourd’hui, ce qui compte, c’est l’équilibre entre la matière et l’atmosphère que l’on crée”, souligne Fadwa. “Le luxe n’est plus un apparat : c’est un espace qui a une âme, qui raconte une histoire et qui s’inscrit dans un héritage tout en restant profondément personnel.”
Le luxe de l’espace
Ce glissement esthétique se voit d’abord dans le cœur battant de la maison : le salon. Autrefois, ses lignes généreuses occupaient l’espace et affirmaient le statut familial. Seddaris enveloppants, tissus brillants, coussins à profusion… même la table suivait cette logique, avec la vaisselle Taous, les verres Bellar et les plateaux ciselés du rituel du recevoir. Aujourd’hui, le décor a changé. Le canapé design remplace le seddari, les assises passent au modulable, les dossiers s’abaissent, les formes s’allègent.
Les familles qui visent le haut de gamme misent sur des pièces signées et des griffes internationales, et leurs tables adoptent des céramiques contemporaines ou des collections de maisons comme Hermès, Minotti, Vista Alegre, Serax, etc., remplaçant les services dorés d’hier. “Le salon marocain n’a pas disparu, il s’est transformé”, souligne Fadwa El Gharib. “On surcharge moins, mais on garde l’essentiel : la chaleur, la matière, la noblesse du bois, la main de l’artisan.” Là encore, les codes évoluent : le bois n’est plus sculpté en lourds motifs, mais travaillé en reliefs fins, brûlé ou laissé mat pour révéler sa texture.
Chez Roche Bobois, la tendance est nette : “Les clients veulent des intérieurs plus personnels, plus cohérents”, souligne Fatima Ezzahra Moufaddal, architecte d’intérieur. Le sur-mesure devient une évidence. Les lignes contemporaines s’accordent à l’âme marocaine : un zellige découpé, une table en marbre, un panneau sculpté… L’héritage demeure, mais avec plus de respiration. Et au cœur des attentes, une même priorité : l’espace. “L’espace et la lumière seront les premiers luxes de demain”, prédit Fadwa El Gharib. “Le luxe ne s’accumule plus : il se ressent.”
Artisanat et personnalisation
Paradoxalement, plus les intérieurs se modernisent, plus l’artisanat marocain s’impose comme le marqueur central du luxe. Mais un artisanat revisité, décomplexé, poussé à son expression la plus contemporaine. “L’artisanat n’occupe pas une place dans le luxe marocain, il est la place”, tranche Fadwa El Gharib. “Le luxe ne consiste plus à acheter un objet, mais à participer à sa création.” Zellige découpé ou sculpté, bois brûlé et re-gravé, parchemin réinventé, terre cuite transformée en revêtement mural… La main de l’artisan ne reproduit plus seulement : elle invente. Les frontières entre design, art et tradition deviennent plus poreuses que jamais. “Au Maroc, même dans les projets les plus modernes, le fait-main reste une marque de prestige. C’est ce qui nous distingue du reste du monde”, ajoute-t-elle.
À ce renouveau esthétique s’ajoute une dimension très personnelle. Les clients haut de gamme, marocains comme étrangers, ne veulent plus un décor : ils veulent une histoire. “Leur maison devient un laboratoire d’expériences, un moyen d’affirmer leur singularité”, explique Fadwa El Gharib. “Notre rôle est d’assembler les pièces de leur imaginaire pour créer un voyage émotionnel unique.” Chez Roche Bobois, cette singularité se traduit par des demandes parfois étonnantes : une maison entièrement monochrome, ou au contraire un intérieur où chaque pièce adopte une couleur différente. “Ces envies reflètent la personnalité des clients, et c’est un vrai plaisir de les concrétiser”, confie Fatima Ezzahra Moufaddal. “Nous transformons leurs inspirations en une expérience de vie esthétique et cohérente.”
Dans cette nouvelle grammaire du luxe, le détail devient souverain. Non pas le détail ostentatoire, mais celui qui porte une âme : un linge de maison brodé qui rappelle un trousseau familial, un parfum d’intérieur conçu comme une signature, une céramique qui garde la trace de la main. “Le raffinement réside dans l’histoire d’un objet bien plus que dans sa valeur matérielle”, résume Fadwa El Gharib.
Vers une maison plus intuitive
Ainsi, les expertes convergent : la maison marocaine de luxe de demain sera un lieu de paix. Un espace où la technologie s’efface pour ne laisser place qu’au confort sensoriel. Les pièces s’ouvriront davantage, la lumière deviendra un élément structurant, et chaque volume sera pensé pour apaiser plutôt que pour impressionner. Le confort ne sera plus un supplément, mais la base même de la conception. “La maison de luxe sera plus intelligente, mais de manière intuitive, presque imperceptible”, précise Fatima Ezzahra Moufaddal. “Les matériaux naturels, la lumière, les volumes ouverts créeront une harmonie totale.”
La modernité ne s’opposera plus à la tradition : elle la prolongera. Les gestes artisanaux resteront le fil rouge : un mur sculpté, une céramique modelée, un tissu brodé main… autant de traces humaines qui rappellent que l’âme marocaine ne se perd jamais, même lorsqu’elle s’ouvre au monde.



