Derrière les responsabilités précoces qu’on confie souvent à l’aîné de la fraterie, se cache une charge mentale silencieuse, trop peu reconnue, qui peut façonner profondément son développement émotionnel et son rapport aux autres. Afaf Loudini, spécialisée en psychologie clinique et ethnopsychanalyse, définit la charge mentale de l’enfant aîné comme étant, “l’énergie psychologique que l’enfant déploie pour arriver à répondre à toutes les attentes, les obligations et les exigences de l’entourage.” Autrement dit, c’est un ensemble de responsabilités émotionnelles et organisationnelles qui, bien que non officielles, pèsent lourdement sur l’aîné. Elle souligne que ce phénomène arrive souvent tôt et met une forte pression sur l’enfant. “De nos jours, dès la petite section par exemple, les enfants apprennent à lire, s’adonnent à plusieurs activités parascolaires, ce qui n’est pas une mauvaise chose en soi, mais ça le devient lorsque l’on exige de l’enfant qu’il réussisse à tout faire et à briller dans toutes ses activités. Cela devient une contrainte et une charge mentale pour l’enfant qui ne prend aucun plaisir finalement à effectuer toutes ses activités”. Ce phénomène de charge mentale est souvent sous-estimé, notamment dans les familles où les parents, en raison de contraintes diverses, attribuent à l’aîné des rôles de soutien, de médiateur ou de modèle. Pour Afaf Loudini, “cette surcharge peut se manifester dès le plus jeune âge et avoir des répercussions durables sur le bien-être psychologique de l’enfant. Dans certains cas, cette surcharge peut conduire au burn-out.”
Un rôle de “petit adulte”
“L’enfant aîné est celui qui attribue le statut de parents au couple, car on découvre la parentalité à travers le premier enfant. Les parents ont une envie de bien faire et de facto, l’aîné subit une certaine pression”, explique la psychologue. Dans de nombreuses familles, surtout dans les foyers où les ressources (temps, énergie, argent) sont limitées, l’aîné devient vite un “bras droit” des parents. Il ou elle aide à surveiller les plus jeunes, participe à la gestion du foyer, devient un modèle de comportement et parfois même un soutien émotionnel pour ses parents. Ce glissement progressif vers un rôle quasi-parental s’appelle la parentification. “Cela arrive fréquemment lorsqu’il y a un grand écart d’âge entre le premier enfant et le second. Le premier élève alors le petit frère ou la petite sœur”, confirme la spécialiste. Bien sûr, cela peut renforcer chez l’enfant un sentiment de responsabilité, d’autonomie et de fierté. Mais à long terme, cette posture peut aussi entraîner de l’anxiété, un sentiment de devoir être toujours parfait, et une difficulté à poser des limites ou à exprimer ses propres besoins. L’aîné intériorise rapidement l’idée qu’il ou elle “doit donner l’exemple”. Cela signifie parfois taire ses émotions pour ne pas “créer de problèmes”, prendre sur soi quand un frère ou une sœur fait une bêtise, ou encore se montrer fort même lorsqu’on ne va pas bien. Cette pression constante souvent non dite constitue une charge mentale émotionnelle. L’enfant ne s’autorise pas à être vulnérable ou immature, parce que l’équilibre familial semble en dépendre. Cette posture, si elle se prolonge, peut provoquer chez l’adolescent ou l’adulte en devenir une forme d’épuisement moral, une peur de décevoir ou une tendance à la sur-responsabilisation.
Le regard des parents et de la société
Les parents ne sont pas toujours conscients de cette charge. Parfois, ils la considèrent comme une “aide bienvenue”, ou y voient un signe de maturité. La société elle-même valorise cette posture : on félicite “le grand” ou “la grande” pour sa sagesse, sa patience, son sens du devoir, sans forcément lui demander s’il ou elle en a envie. Mais reconnaître cette charge, c’est déjà faire un premier pas pour l’alléger. “Il faut reconnaitre que l’enfant vit un épuisement, et être attentif aux changements de l’enfant” souligne la psychologue, avant d’ajouter qu’il est important de reconnaître les signes de stress chez les enfants, notamment ceux qui assument des responsabilités précoces. Elle indique que des comportements tels que l’isolement, l’agressivité, la détresse ou l’irritabilité peuvent être des indicateurs de besoins d’intervention psychologique. Elle recommande également, l’accompagnement professionnel pour aider les enfants à gérer ces responsabilités et à exprimer leurs émotions de manière saine. “Avant toute chose, il faut faire un travail avec les parents et leur apprendre à lâcher prise et à ne pas faire de transfère sur leur enfant”, conseille-t-elle vivement. Il faut aussi penser à valoriser l’enfant pour ce qu’il est, pas seulement pour ce qu’il fait. “Féliciter un enfant pour ses efforts, mais aussi l’encourager à être lui-même, à jouer, à se détendre”, ce sont autant de petites choses que les parents doivent mettre en place pour alléger la conscience de l’aîné. Il faut aussi instaurer un climat de communication saine et lui permettre d’exprimer ses émotions. “Un enfant a le droit d’être triste, en colère, jaloux ou fatigué. Lui offrir un espace d’écoute sincère est essentiel”, fait-elle savoir. Répartir les tâches équitablement, même si l’aîné est plus grand, ne doit pas justifier un déséquilibre des responsabilités. Enfin il est essentiel, selon Afaf Loudini de, “lui redonner sa place d’enfant.” Cela peut passer par du temps individuel avec les parents, sans mission ni attente particulière.
Être l’aîné peut être une expérience riche, valorisante et structurante. Mais si cette position entraîne une surcharge mentale ou affective, elle peut aussi laisser des traces durables. Il est donc essentiel d’être à l’écoute de cette réalité, et de veiller à ce que chaque enfant, quel que soit son rang dans la fratrie, puisse grandir dans un environnement équilibré, respectueux de ses besoins émotionnels.