Vous abordez, dans votre livre, la question spirituelle de la religion délaissée par les Marocains. Faut-il à votre avis abandonner la dimension juridique de l’Islam et donner plus d’importance au spirituel ?
Je n’ai jamais dit qu’il fallait abandonner la dimension juridique, mais que nous devrions plutôt la relire à la lumière de la dimension éthique. La dimension juridique est structurelle à toutes les religions, l’Islam y compris, sauf qu’elle a été amplifiée et hypertrophiée au détriment du plus important, à savoir l’éthique spirituelle. C’est d’ailleurs pour cette raison que la religion est majoritairement approchée à travers la norme juridique qui a été tardivement codifiée par l’administration coloniale. Les normes juridiques doivent évoluer avec le temps comme elles l’ont fait des siècles durant. Ce n’est pas pour rien que quatre écoles sunnites ont vu le jour. Ceci ne peut que prouver la diversité et la pluralité des avis, faisant la richesse de la dimension juridique de notre religion qui a, depuis toujours, été orientée par l’éthique et les finalités spirituelles. Or, aujourd’hui, nous faisons abstraction des dimensions spirituelle et éthique en s’accrochant aveuglèment à un juridique complètement sclérosé.
Lorsque vous parlez du protectorat et des lois qu’il a imposées, ne pensez-vous pas que cela confortait le pouvoir des religieux de l’époque ?
Bien sûr que si. Certains juristes musulmans de l’époque ont également participé à l’édification de ce code, il ne faut pas l’oublier. L’administration coloniale ne l’a pas fait sans l’aval et sans la participation des juristes musulmans de l’époque. C’est d’ailleurs ce que j’ai expliqué dans mon livre soulignant que le droit musulman colonial est une mixture entre le fiqh malékite qui était déjà en décadence avec la société de l’époque, le ‘urf (ensemble de coutumes) aussi très fermé et le droit colonial ou le droit positif.
Pensez-vous qu’une évolution du rite malékite soit possible au Maroc ?
Personnellement, j’estime qu’il faut s’ouvrir sur les autres rites et juridictions, puis sur une élaboration, d’un fiqh complètement renouvelé. Celui-ci pourra se baser sur les concepts et principes déjà élaborés par la jurisprudence islamique des quatre écoles, mais revisités et recontextualisés. Ce n’est qu’en évitant de rester fermés que nous réussirons à faire avancer les choses. De plus, le nouveau Code de la famille marocain a puisé de nombreuses problématiques dans d’autres rites. Le meilleur exemple est celui du Wali. Alors que l’école malékite interdit tout mariage sans la présence du tuteur, le législateur marocain s’est référé au hanafisme pour abolir cette loi dans le Code de la famille de 2004. Pourquoi ne pas faire un ijtihad pareil pour d’autres problématiques ? L’ijtihad a été le principe de base de tous les oulémas et fondateurs des écoles juridiques. Ils n’ont jamais prétendu que leurs paroles, leurs fatwas et leurs avis juridiques représentaient encore moins la vérité absolue. C’est plutôt la pensée contemporaine religieuse qui a rigidifié tout cela.
Que risque-t-on si on ne se défait pas de cette logique de résistance identitaire du discours religieux ?
Nous risquons de retourner en arrière et d’assister à une plus grande discrimination au nom du religieux. Plusieurs personnes sont prêtes à tout accepter en pensant à tort que telle est la volonté de Dieu, et c’est ce qu’un discours religieux rigoriste essaie de leur fait croire. On ne doit pas nous imposer des lois liberticides au nom d’une lecture erronée du religieux.
Vous préconisez de se référer au ‘urf afin de trouver des solutions aux différentes problématiques liées aux libertés individuelles. Ne pensez-vous pas que le ‘urf est également un frein à l’évolution ?
Cela dépend de quel ‘urf et de quelle situation. Un déblayement du terrain au niveau de nos traditions locales ancestrales est nécessaire voire primordial avant toute prise de décision. Car il ne faut surtout pas essentialiser tout le ‘urf. Bien au contraire, il faut le repenser, l’étudier avec discernement et voir ce que valent ses “normes coutumières” en termes de justice, d’équité et de non-discrimination. Certaines coutumes peuvent être une source inspirante pour un renouveau juridique. Les lois de tous les pays, de toutes les sociétés sont en constant renouvellement. Nous ne pouvons pas les appliquer pendant des siècles. C’est uniquement en réformant la justice qu’un changement pourra s’opérer.
Comment concevez-vous le modèle “pluriversel” de modernité que vous proposez dans votre livre ?
Chaque pays a déjà son modèle puisé dans sa propre tradition et contexte. Le Maroc, a lui aussi son propre modèle. Que nous le voulons ou non, le Maroc a un pied dans la modernité et un autre dans le référentiel religieux. Cette situation, nous la vivons tous les jours sans en être conscients. Le problème c’est qu’avec le temps, certaines lois et coutumes ne sont plus en adéquation avec notre époque. Elles sont discriminatoires et doivent être révisées. Ainsi, en puisant dans le référentiel musulman et culturel, qui offre une pluralité de lectures, et donc de latitudes interprétatives et de libertés, on pourra dès lors trouver des solutions qui soient en harmonie avec les principes universels des droits et libertés fondamentales.
Pourquoi le débat bloque-t-il toujours ? Notre élite n’est-elle pas prête à affronter le débat et à l’assumer ?
Une partie de cette élite ne l’est pas parce qu’elle a peur pour ses intérêts. Je parle essentiellement de l’élite politique. Les partis politiques refusent aujourd’hui de rentrer dans ce genre de débats en optant pour le silence. Même lorsqu’ils réagissent, c’est pour avancer des réponses très timides. Je pense que certaines franges de l’élite politique ont peur de l’électorat, peur de perdre leurs voix. C’est à mon sens un manque de courage intellectuel et politique.
Vous proposez une réforme de l’éducation. Comment l’aborderiez-vous ?
Je ne suis pas une experte en éducation. Il nous faudra des pédagogues et des experts en la matière. Mon rôle à moi, c’est d’ouvrir des pistes de réflexion. Réformer l’éducation religieuse est loin d’être simple. Je ne dis pas que nous devons faire disparaître l’enseignement traditionnel comme il a depuis toujours été, mais que nous nous devons de le repenser par une approche critique constructive. En réformant notre système éducatif, nous remettons également en cause énormément de points qui freinent notre évolution. Rien n’est infaillible. Garder ce riche patrimoine tout en le déconstruisant et en présentant des alternatives, ne peut que nous aider à aller de l’avant.