Quand elle a démarré ses recherches sur les femmes marocaines âgées et à la retraite, mais vivant toujours en France, Fatima Aït Benlmadani pensait que son travail sur le terrain allait être facilité par le contact humain, la sororité, l’appartenance au même pays… Elle pensait que chaque femme approchée l’aiderait à son tour à entrer en contact avec d’autres femmes, à tisser des liens avec les unes et les autres. Elle a vite déchanté. Ces femmes “ne voulaient pas que l’une sache ce que l’autre m’aurait dit, et parfois même, elles m’empêchaient de rencontrer une autre femme…”, explique la chercheuse, actuellement professeur à l’Institut des Études africaines de l’Université Mohammed V de Rabat. Mais à force de persévérance, Fatima Aït Benlmadani a réussi à délier les langues, à briser la glace et à faire parler ces femmes habituées au silence et à la non-reconnaissance. “Ce qui m’intéresse dans ce livre, c’est de montrer la résistance dont ces femmes ont fait preuve. Dans chaque expérience de mépris, que ce soit dans le cadre familial, celui de la recherche de travail, de logement, les femmes y avaient opposé une résistance. Et c’est cette résistance d’être fortes par rapport aux hommes, au moment de la retraite, qui leur a permis de mieux s’en sortir. Dans les entretiens, on pleurait, on riait, mais il y avait aussi de la présence, de la vie”, confie la chercheuse.
“Laissez-nous tranquille, on veut rester invisibles”
“Ces femmes sont arrivées en France dans les années 50, 60 ou 70. Certaines ont fui la violence familiale tandis que d’autres ont suivi leurs patrons français. Ce sont les pionnières. Mais quand elles ont atteint l’âge de la retraite, elles se sont souvent retrouvées avec des clopinettes, car leurs employeurs n’ont pas déclaré toutes leurs heures de travail…”, rappelle encore Fatima Aït Benlmadani qui questionne, à travers son ouvrage “La vieillesse illégitime ? Migrantes marocaines âgées ou les chemins sinueux de la reconnaissance”, publié aux Éditions Bouregreg en mai 2018, le sort de ces migrantes en mal de reconnaissance sociale.
Les migrantes marocaines âgées vivent pratiquement au banc de la société. “Ces femmes restaient silencieuses, car elles ne voulaient pas être confondues avec des jeunes des banlieues qui brûlaient les voitures. Elles cherchaient à être invisibles dans des endroits anonymes”. Cantonnées dans leur silence, elles cultivaient de la défiance envers toute personne étrangère qui veut en savoir plus sur leur vécu et leur ressenti. Les approcher devient parfois un véritable parcours de combattant. “Elles cherchaient à être invisibles dans des endroits anonymes”, insiste Fatima Aït Benlmadani.
Les entretiens menés par la chercheure et les déclarations recueillies permettent toutefois de tracer les contours d’une vie en suspens. Obligées de rester en France alors qu’elles n’avaient plus rien à y faire du fait de leur départ à la retraite, elles réagissaient parfois violemment à toute question concernant ce sujet. “Les femmes immigrées âgées mettaient l’accent sur la stigmatisation dont elles font l’objet dans les sociétés française et marocaine ; leur poser la question du retour ne faisait qu’entériner l’illégitimité de leur présence, souligne Fatima Aït Belmadani. J’ai encore le souvenir de cette femme qui, après avoir plusieurs fois reporté la date de l’entretien, a fini par accepter de me recevoir en bas de chez elle pour me sommer de ne plus l’importuner en me disant : Dites-leur de me laisser tranquille, je vais bientôt rentrer chez moi.”
Cette phrase répétée par les interviewées rejoint l’idée selon laquelle une fois la retraite atteinte, il fallait rentrer au pays pour y couler ses vieux jours. L’idée a été tellement bien assimilée par les immigrés qui avaient pour la plupart acheté des maisons dans le pays d’origine. “Malgré cela, cette injonction de retour va être repoussée jusqu’à l’ultime retour, la mort”, précise encore Fatima Aït Benlmadani.
Mais 10 ans après la fin de cette enquête, la chercheure constate avec beaucoup d’amertume que rien n’a changé pour les vieilles immigrées. Certaines sont hébergées dans des logements pour personnes âgées, d’autres ont regagné le pays, retournant en France occasionnellement pour les soins et des besoins administratifs. Mais toutes gardent au fond de leur cœur le sentiment d’une injustice et d’une double non-reconnaissance que ce soit dans le pays d’origine ou dans le pays d’accueil.
interview de Fatima Aït Benlmadani, auteure de “La vieille illégitime”
Quelle signification revêt le titre de votre ouvrage ?
Le titre de l’ouvrage est un clin d’œil au sociologue franco-algérien Abdelmalek Sayad et à son livre “Immigration illégitime”. Car l’immigré, pensé comme main d’œuvre, n’a plus de raison de rester en France du moment que sa raison d’être a cessé avec le départ à la retraite. Vieillir en terre d’immigration est en contradiction par rapport à sa légitimité, à sa présence. Ce sentiment d’illégitimité est encore plus fort chez les femmes, du fait de leur présence et de leur vieillesse. C’est la raison pour laquelle j’ai choisi ce titre dans le but d’interpeller sur la question de la légitimité de leur vieillesse et de leur présence en France.
L’idée de l’immigré, c’est celui qui est pourvoyeur de cadeaux, de transferts d’argent, etc. Et quand il arrête de le faire, il est considéré comme non désiré, et illégitime.
Et c’est dans cette double invisibilité, double non reconnaissance dans le pays d’origine et le pays d’accueil que j’ai choisi ce titre pour montrer que ces femmes, en dépit de la domination structurelle dont elles font l’objet, sont toujours là pour résister.
Quels sont les principaux résultats de ce travail de recherche ?
Il y en a plusieurs. Le premier et non des moindres est d’avoir donné la parole à des femmes qui avaient été longtemps silencieuses. La seconde chose a été de démontrer que les politiques envers les personnes âgées ont atteint leurs limites, car le lien familial est d’une importance vitale pour ces femmes-là. Ainsi, les femmes seules et sans enfants se retrouvant dans les foyers d’hébergement qu’elles avaient du mal à accepter, car ne correspondant pas à leur culture. Je me souviens d’une femme qui m’avait reçue dans son logement et m’a dit : “Ils peuvent tout me prendre, mais je garde ma poêle pour faire mes crêpes et mon thé pour recevoir des gens !” Ce symbole de sociabilité devait être préservé car il signifiait sa capacité à être toujours là, même dans les moments difficiles.
Votre travail de recherche a été réalisé il y a plus de 10 ans. La situation a-t-elle évolué depuis ?
Avant la publication de mon ouvrage, j’ai actualisé les données. Mais malheureusement, ces femmes sont toujours invisibles. Et l’idée du retour n’est plus d’actualité pour de nombreuses femmes qui sont obligées de rester en France pour justifier d’une adresse juridique et pouvoir bénéficier de soins médicaux, du fait qu’elles souffrent de maladies lourdes…