Souad Jamaï : “Ce récit est un chassé-croisé, un dialogue entre deux époques et deux médecins » (Interview)

“Le serment du dernier messager”, troisième roman de Souad Jamaï est une dystopie traversée de questions existentielles, d’une quête personnelle et d’un transhumanisme effréné, à travers un chassé-croisé entre le futur et le présent. L’auteure possède l’art et la manière de tenir le lecteur en haleine jusqu’à la dernière ligne. Interview.

Vous venez de publier votre troisième roman “Le serment du dernier messager” qui est traversé de questions existentielles, humaines et de craintes quant au devenir de la société. Comment avez-vous eu l’idée d’un tel roman ?

Il y a toujours un évènement déclencheur pour faire germer une idée, puis cette idée se consolide et la volonté d’écrire se précise et s’enracine. Pour ce roman, les évènements déclencheurs ont été les suivants : en 2015 des assurances marocaines ont racheté des cliniques, puis, en 2017, une start-up américaine a créé des cabines médicales connectées. À la même époque, je commençais à m’intéresser au transhumanisme, qui est un mouvement culturel et intellectuel qui prône l’utilisation de la technologie pour améliorer les capacités physiques et mentales de l’être humain. Tout ceci m’a menée vers trois questions essentielles qui ont dressé le chemin d’écriture de ce roman : Que deviendrait la médecine de demain si les assurances devenaient propriétaires de toutes les cliniques, contrôlant ainsi les médecins en les délestant de leur libre arbitre ?  Où nous mènerait le transhumanisme si on ne dressait aucun obstacle, aucune limite à la technologie et à l’intelligence artificielle ? Donner un sens à sa vie est une quête continue, mais quelle est réellement la place de l’amour dans cette quête ?

Quelle est la part de la réalité dans ce roman ?

Toute fiction est forcément composée de fragments de réalités, transformés pour les besoins du roman pour aboutir à un récit cohérent. Les évènements scientifiques décrits avant 2020, sont tous réels et bien documentés. J’ai utilisé ces découvertes médicales, je les ai amplifiées et transposées dans un avenir proche pour mettre en évidence leurs effets pervers possibles. J’ai essayé de montrer comment un dispositif technologique, non régulé, pourrait influencer négativement la société et modifier des comportements. La marge entre la réalité et la fiction est très minime, puisque je cite des découvertes scientifiques réelles et relativement récentes.

Pourquoi avoir fait le choix d’un roman d’anticipation ?

L’avantage des dystopies est qu’elles mettent en garde avant qu’il ne soit trop tard. Contrairement à ce que nous enseigne l’Histoire, elles ne sont pas moralisatrices à postériori, elles devancent l’histoire, chronologiquement parlant. Se projeter dans le temps aide à se préparer à un éventuel avenir sombre. Anticiper et visualiser les évènements futurs, mettre en avant les craintes de l’humain, permet d’analyser les causes et les conséquences possibles d’un dysfonctionnement. Mais ce roman n’est pas uniquement un roman d’anticipation, puisqu’il y a un ancrage dans l’actualité. Ce récit est un chassé-croisé, un dialogue entre deux époques et entre deux médecins qui ressemblent à un conte du futur dont l’objectif ultime est d’éclairer sur les anomalies du présent. C’est un livre sur la transmission, transmission de certaines valeurs, afin de garder les traces importantes du passé, nécessaire pour comprendre l’avenir.

L’enquête du jeune Yelif se déroule dans un hôpital public où il exerce, et on y découvre un établissement hautement performant. C’est une utopie ?

J’aimerai croire que non, que ce rêve n’est pas illusoire. Pour protéger la médecine, il faut un hôpital fort, solide, fiable, performant et surtout accessible à tous, car dans le cas contraire, la frustration et le sentiment d’injustice que ressent tout citoyen non pris en charge par un système de soin public, se transforme en une aigreur et une animosité face au monde médical. L’hôpital ne doit pas être l’unique alternative pour ceux qui n’ont pas les moyens, il doit devenir le premier choix pour tous, par sa performance et sa technicité. Dans l’univers de Yélif, les assurances sélectionnent de façon si drastique leurs adhérents que les interventions deviennent rares et mettent en péril le niveau d’expertise des médecins travaillant pour eux. Il y a des revers et des effets pervers dans toute pratique qui met de côté les valeurs humaines.

Un monde aseptisé et réglé comme un papier à musique est assez inquiétant. Mais heureusement qu’il existe aussi un monde où les relations humaines sont normales. C’était important de montrer que même dans le futur il puisse exister un autre univers ?

Mon personnage principal se sent différent de ses confrères, mais il ne comprend pas pourquoi. Il découvre qu’il est porteur d’une anomalie qui le rend plus sensible que les autres. Très vite il réalise que sa différence, qui le fait passer pour un original, réside principalement en un besoin plus prononcé en relations humaines et en amour. Le hasard le fait croiser un confrère beaucoup plus âgé qui, par ses écrits et les débats qu’ils susciteront, le guidera dans sa quête de sens, tel un mentor venu d’un autre temps. Je voulais que Yélif prenne conscience de l’absurdité de la vie lorsqu’elle est dépourvue d’amitié et d’amour, c’est pour cela que dans ce roman l’intrigue et la passion amoureuse sont intimement mêlées.

En tant que cardiologue, quels futurs possibles imaginez-vous pour la médecine ?

Le futur est déjà là, la technologie transforme notre quotidien à une allure vertigineuse, et dans le monde médical cela est encore plus vrai. Pour travailler de façon efficace, il faut s’adapter constamment et très vite. En cardiologie, on a vu l’usage du stéthoscope se réduire et laisser place au doppler qui permet d’un coup de sonde de diagnostiquer une anomalie cardiaque. Le futur en médecine sera le diagnostic à domicile, un kit jetable pour l’auto détection d’anomalies biologique, des caméras dans vos téléphones qui scannent en quelques secondes tous vos organes, reliées à des hôpitaux en ligne vous envoyant directement un rendez-vous de chirurgie sans passer par la case médecin. Les algorithmes décisionnels gèrent déjà nos diagnostics et nos pseudo décisions thérapeutiques. En vingt ans, nous avons été submergés par ces algorithmes, cette intelligence que nous appelons artificielle qui prétend rendre la médecine prédictive, et ne laisse plus aucun espace à notre propre jugement et à notre libre arbitre, réduisant à la longue nos aptitudes. Je suis une adepte de la technologie et j’estime que tout ce qui peut servir à améliorer un diagnostic doit être utilisé pour le bien du patient, mais il ne faudra jamais faire l’impasse sur l’expertise et l’analyse du médecin qui prend en compte des informations subtiles et parfois subliminale non analysables par une intelligence artificielle seule.

Médecin, vous êtes aussi une femme de lettres. Ce sont des aspects complémentaires de votre personnalité ?

Très certainement, la médecine est une source d’inspiration indéniable, et sur le plan humain, c’est un terreau très fertile. En tant que médecin, nous sommes au premier plan, lorsqu’on est à l’écoute des symptômes des patients, on ne peut pas occulter les états d’âmes qui s’y associent, qu’ils soient à l’origine ou la conséquence de la maladie, il y a une intrication très forte. Qui d’autre que le médecin est autant confronté à la vie et à la mort ? Cette confrontation crée une charge émotionnelle constante, ceci est indéniable, et elle incite à une réflexion profonde.

En tant qu’acteur et observateur du monde médical, j’aimerais, par mes écrits, avoir un rôle de sensibilisateur, permettre aux lecteurs de découvrir une autre facette de ce monde, d’en comprendre les enjeux et les risques de prévoir certaines dérives, de mettre en garde. Écrire, c’est en premier lieu transmettre un message en se posant les bonnes questions. Pour avancer, le plus important est de se poser constamment des questions, ensuite, selon sa lecture, chacun tentera de trouver ses propres réponses.   

Vos trois ouvrages ont pour toile de fond l’univers de la médecine. Pourriez-vous nous expliquer ce choix ?

Être médecin est une passion, il est logique de puiser dans sa passion pour écrire. La médecine pour toile de fond est une évidence pour deux raisons. Il pourrait sembler évident de planter le décor dans un milieu que l’on connaît, de parler de sujets que l’on maîtrise, mais cela ne suffit pas. Il faut aussi observer, avoir un regard critique sur ce qui nous entoure pour mettre en exergue les anomalies et les dysfonctionnements. Et c’est justement parce que ces dysfonctionnements existent que l’envie d’en parler surgit, pour essayer de sensibiliser, dans le seul but de déclencher la réflexion et le débat pour tenter une ébauche de solution. L’évolution des technologies nous conduit vers une médecine de plus en plus sophistiquée, il est important que cette médecine moderne soit dépourvue de travers, qu’elle ne se déshumanise pas. Ceci est pour moi une préoccupation permanente.

Que vous apporte l’écriture et quelle est votre routine dans ce domaine ?

L’écriture est une nécessité absolue, elle permet de se remettre en question, d’aller plus loin dans la réflexion, de donner un sens à ce qui nous entoure. Il y a une évasion libératrice vitale dans les moments d’écriture, exactement comme il y en a dans la lecture, il suffit de se déconnecter et de plonger dans un monde différent, c’est une sorte de récréation de l’esprit qui vous ouvre des horizons infinis. L’écriture m’oblige à me poser, à arrêter momentanément mon hyperactivité, elle me repose.

J’écris toujours très tôt, le matin, avant d’entamer ma journée en tant que cardiologue. Mais, même en dehors de ce moment matinal, j’écris des bouts de phrases, des ébauches d’idées, avant qu’elles ne s’échappent, pour les reprendre plus tard, les approfondir et leur donner du sens. J’observe tout, avec une curiosité extrême, je suis victime d’une imagination débordante, parfois épuisante, qui me disperse dans mille sens… L’écriture est avant tout une histoire de transmission, un message qu’on voudrait incruster avant que la mémoire nous fasse défaut… 

“Le serment du dernier messager” de Souad Jamaï, Éd. La Croisée des Chemins, 355 pages.

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