Sans famille Cette infamie

Abandonnés. Telle est la triste réalité que vivent tant d’enfants dans notre pays, dans nos villes, dans nos rues. Si la vie de certains est vouée à une tragédie inévitable, d’autres ont plus ou moins de chance de connaître une vie “normale”.

Sur le terrain, des associations solidaires œuvrent au quotidien pour offrir un environnement familial, protecteur et aimant à des milliers d’enfants qui ont pris un mauvais départ dans la vie. 

abandon est un mot qui renvoie à la plus précoce des angoisses de la petite enfance et réveille, chez beaucoup d’entre nous, des craintes inconscientes de séparation, de désamour, de rejet, de solitude.

Il fait également appel à notre imaginaire, à ces contes et légendes d’autrefois qui ont peuplé notre jeunesse : de Rémi sans famille à Hansel et Gretel, en passant par Gavroche, le Petit Poucet, Cosette, Quasimodo, jusqu’à Moïse ou aux glorieux Rémus et Romulus… Tous des enfants abandonnés qui, malgré leurs parcours tragiques, furent promis à un destin incroyable, comme si leur abandon avait été une “chance”. Mais dans la vraie vie, sous nos cieux, un enfant livré à lui-même est généralement promis à terme à un destin funeste. 

“Les enfants du péché”

Abdelmalik a 8 ans, il vit depuis plus de six ans dans un orphelinat de Casablanca. Lorsqu’on lui demande ce qu’il veut faire plus tard, il répond “cardiologue”. Pourquoi? “Pour guérir ceux qui ont mal au cœur” explique-t-il dans sa grande naïveté en faisant référence aux douleurs psychiques et morales plutôt qu’aux maladies physiques. 

Il a été retrouvé un samedi matin, entre les cageots de légumes et de fruits avariés du marché central. Il avait à peine deux ans et souffrait d’ecchymoses et de coupures.“Son corps était couvert de bleus et il était si chétif qu’on avait l’impression qu’une simple brise pouvait l’emporter” témoigne l’une des assistantes maternelles. Et l’une de ses collègues de poursuivre : “C’était un enfant très calme et particulièrement renfermé. Il ne criait pas, ne pleurait pas et on le retrouvait souvent endormi sous son lit. Il ne nous regardait jamais dans les yeux et cherchait souvent les petits recoins pour se cacher.  Je ne sais pas ce que ce gamin a vu et vécu par le passé, mais ça a dû être très brutal”

Si le petit garçon s’est remplumé depuis, il est toujours avare de paroles. Il n’aime pas la compagnie des autres enfants et encore moins  celle des adultes. Il ne supporte pas qu’on le touche et lui donner son bain s’apparente à un calvaire pour le petit Abdelmalik… Malheureusement, son comportement s’est détérioré davantage depuis que le couple qui devait l’adopter lui a finalement préféré une petite fille. “Il l’a vécu comme un nouvel abandon. Ça a été un déchirement lorsqu’il a compris qu’ils n’allaient plus venir le voir et encore moins l’emmener avec eux”… témoigne une assistante maternelle.

Mais Abdelmalik n’est pas une exception. Il y a aussi Ayoub, retrouvé à 2 mois dans une poubelle en plein hiver. Mustapha, abandonné à la naissance en bordure de route, Manal et Abla que leur mère a laissées, âgées de quelques heures à peine, dans un hôpital. Abdellatif, amené par son propre grand-père à l’orphelinat.

Si la plupart des abandons se fait aujourd’hui auprès des associations qui œuvrent dans les villes du Royaume, il reste un pourcentage considérable d’enfants que l’on retrouve à l’entrée des mosquées, dans des sacs en pleine rue, si ce n’est au milieu des déchets dans les poubelles… Rejeter pour fuir le déshonneur, pour éviter la prison, pour ne plus voir le “ résultat” de son erreur ou du crime subi. 

L’orphelinat en dernier recours

Alors que les mentalités marocaines semblent ne pas vouloir évoluer et que l’Etat n’offre pas de solution concrète, on ne peut que déplorer l’absence de politique de communication ou de prévention sur ce sujet tabou et dérangeant. 

C’est ce cri d’alarme que pousse régulièrement Aïcha Ech-Chenna, Présidente de l’Association Solidarité Féminine (ASF) qui, après son premier ouvrage “Miséria” publié il y a près de vingt ans, a récidivé récemment avec  “A haute voix”, un livre témoignage qui interpelle la société marocaine en donnant la parole à celles qu’elle nomme les “sans voix”. 

Dans ses nombreux plaidoyers, la militante soulève à juste titre un élément important : confier un enfant à un orphelinat n’est pas la meilleure des solutions. Il est préférable pour lui de rester autant que possible auprès de sa mère et que l’Etat et la société l’épaulent afin de lui offrir une cellule familiale naturelle et protectrice. Un avis partagé par Béatrice Beloubad, Directrice nationale de SOS Village d’Enfants qui insiste sur le maintien de ces enfants dans leur environnement familial biologique et sur l’importance de leur scolarisation afin de faciliter leur insertion sociale et leur permettre de construire leur identité. 

l’abandon en chiffres

Peu de statistiques officielles et fiables sont disponibles sur le nombre exact d’enfants abandonnés au Maroc. Selon les dernières études connues, il y aurait environ 6000 enfants légalement délaissés par an dans notre pays. Dans ses plus récentes publications, l’UNICEF avance le chiffre de 43.000 et l’INSAF (Institution Nationale de Solidarité avec les Femmes en détresse) a estimé dans son dernier rapport que sur les 153 enfants nés hors mariage par jour, 24 sont confiés aux orphelinats ou laissés à l’abandon.

L’abandon selon la loi

L’article 1er de la loi n° 15-01 définit l’enfant abandonné comme étant tout enfant de l’un ou l’autre sexe n’ayant pas atteint l’âge de dix-huit années grégoriennes révolues, lorsqu’il se trouve dans l’une des situations suivantes : s’il est né de parents inconnus ou d’un père inconnu et d’une mère connue qui l’a abandonné de son plein gré ; s’il est orphelin ou s’il a des parents incapables de subvenir à ses besoins ou ne disposant pas de moyens légaux de subsistance ; s’il a des parents de mauvaise conduite n’assumant pas leur responsabilité de protection et d’orientation, comme lorsque ceux-ci sont déchus de la tutelle légale ou lorsque l’un des deux, après le décès ou l’incapacité de l’autre, se révèle dévoyé et ne s’acquitte pas de son devoir à l’égard de l’enfant.

Si dans ses articles 459 à 467, le Code pénal marocain punit l’abandon par une accusation dite “exposition et délaissement d’enfant”, cela représente une bien faible mesure car ce qui est réellement punissable au regard de la loi n’est que le fait d’abandonner un enfant sans se préoccuper de ce qu’il en adviendra. Si l’on abandonne son enfant auprès de personnes qui vont en prendre “potentiellement” soin, la loi n’y voit aucun inconvénient. Il y a là un certain flou juridique à recadrer. 

Si la réforme de la Moudawana a permis une avancée importante des droits des femmes, offrant par ailleurs depuis 2004 aux mères célibataires la possibilité de déclarer officiellement leur enfant à l’état civil, certaines lois restent préjudiciables aux enfants. Ainsi, deux articles principaux sont à prendre en considération : l’article 490 du Code pénal qui stipule que sont punies d’emprisonnement toutes personnes qui ont des relations sexuelles hors mariage et l’article 446 – le plus polémique – qui indique qu’“un enfant né de la fornication est considéré comme bâtard et doit rester bâtard, même s’il est par la suite reconnu par son père biologique”

Reniées par leurs parents et mises au ban de la société, les mères sont généralement chassées de leurs emplois et même des hôpitaux qui ont pour obligation de respecter une circulaire : alerter les autorités lorsqu’une mère célibataire se présente.

Le destin de ces enfants illégitimes est donc déjà tracé avant même de venir au monde : si la mère n’a pas déjà eu recours à l’avortement, au suicide ou à l’infanticide, c’est vers l’abandon qu’elle se dirigera. Seul moyen pour elle d’éviter l’exclusion familiale et la marginalisation sociétale. 

Les garçons, les laissés pour compte de la Kafala 

Depuis sa mise en place en 2002, la kafala est une alternative à l’abandon. En effet, si le Droit marocain n’accorde aucune valeur juridique à l’adoption plénière, il reconnaît la kafala qui est l’engagement de prendre bénévolement en charge l’éducation, l’entretien et la protection d’un enfant mineur, au même titre que le ferait un père biologique pour son fils. Cette forme de tutelle légale ne crée aucun lien de filiation entre le kafil et le makful, et ne confère aucun droit à la succession.

La kafala est accordée par une ordonnance du juge des tutelles à la personne ou à l’organisme désireux de l’assurer qui en a fait la demande, après une enquête qui a pour objet de savoir si cette personne (ou cet organisme) remplit les conditions fixées par la loi.

Selon les chiffres des orphelinats et les différentes statistiques recensées, on constate qu’un enfant né hors mariage a plus de probabilité d’être abandonné s’il est de sexe masculin. Les filles pouvant être plus facilement placées provisoirement chez un membre de la famille ou recueillies en kafala suite à un abandon définitif. 

Au sein des institutions, on dénombre un taux nettement supérieur de garçons abandonnés et il suffit de se rendre dans n’importe quel orphelinat du pays pour se rendre compte que les filles se font plus rares. Béatrice Beloubad en témoigne, “les orphelinats du Maroc débordent de garçons alors qu’il y a des listes d’attente interminables pour les filles !”

Jawhara et son mari Ahmed attendent depuis plus de deux ans qu’une petite fille vienne agrandir leur famille. Le couple, stérile, a mûrement réfléchi avant de se tourner vers la kafala. “Mon mari a beaucoup hésité avant d’accepter ce processus. Il a dû d’abord faire le deuil de l’espoir d’avoir un enfant biologique puis se faire à l’idée de recueillir l’enfant d’un autre. Il reste intransigeant sur le choix du sexe… Pour lui, un garçon “adopté”  se rebellera plus facilement et causera davantage de tracas qu’une fille”

Même point de vue chez Miriam et Hicham, parents depuis cinq ans d’une petite Nour. “Nous étions plus à l’aise avec l’idée d’avoir une fille car elles sont plus aimantes et moins “ghedarates” (susceptibles de nous renier)”. Pour beaucoup de parents en mal d’enfants, l’avis est partagé. Les garçons portent dans leur sang l’infortune de leurs origine tandis que les filles peuvent être plus facilement “domptées” et “raisonnées”. Un double malheur pour ces jeunes enfants que la vie n’a décidemment pas gâtés. Mais Touria, maman de Omar, voit heureusement les choses autrement. “Sa génitrice l’a porté 9 mois dans son ventre, moi je le porte à vie dans mon cœur. Quel est le lien le plus fort ?”

Zakia, elle, a recueilli à Meknès une petite Yasmina qu’elle a eu dès sa naissance. Violée dans son village, la mère biologique a tout fait pour se débarrasser de l’enfant, allant jusqu’à faire l’impossible pour accoucher à 5 mois de grossesse ! C’est une femme travaillant dans une association qui l’a mise en relation avec le médecin en charge du suivi de la jeune fille. Cette dernière a signé l’acte d’abandon avant de s’évanouir dans la nature, comme si elle fuyait un cauchemar.Pour moi, c’était un rêve qui se réalisait !” confie Zakia. Sa petite “Yassou”, comme tout le monde la surnomme, âgée de trois ans à présent, est très choyée, vive et aimée par tous. Elle habite désormais à Dubaï, avec  ses parents expatriés et parle l’arabe, le français et l’anglais. “Ça a été ma fille dès que je l’ai vue. Je l’aime comme si elle était sortie de mon ventre. Avec toutes les démarches et les difficultés qu’on a rencontrées pour finaliser la kafala, c’est comme si je l’avais portée plus de 9 mois !”. Un jour, la petite Yasmina saura d’où elle vient. Sa maman lui a déjà écrit un petit livre retraçant l’histoire de ses origines, elle le lui lit tous les soirs afin que la petite fille sache et accepte en douceur. C’est un psychologue qui le lui a recommandé. “Pour moi, être kafil ne veut rien dire, je suis mère et c’est tout. C’est notre fille et nous sommes ses parents. On va la protéger jusqu’à la fin de notre vie et lui offrir tout le bonheur du monde. Mais pour être honnête, j’ai éprouvé un pincement au cœur lorsque nous avons dû remplir les dossiers d’inscription pour sa future rentrée en maternelle. Elle ne porte pas notre nom et devoir justifier notre lien est difficile car, pour nous, elle est et a toujours été notre fille”. 

LES SOLUTIONS 

Pour Béatrice Beloubad comme pour Aïcha Ech-Chenna, l’éducation sexuelle est la clé d’une amélioration de la situation. Un changement dans les lois et dans les mentalités est primordial afin d’en finir avec ces drames sociaux. 

L’association INSAF plaide pour “l’amélioration de l’accès des mères célibataires et leurs enfants à leurs droits fondamentaux, principalement : le droit à la vie et à la sécurité physique et psychologique de l’enfant et de sa mère, les droits économiques, sociaux et culturels de l’enfant né hors mariage (scolarisation, emploi, santé, logement…) et le droit à la non-discrimination”.

La plupart des militants des droits de l’Homme et des associations attirent l’attention sur l’article 446 dont ils exigent l’éradication totale. A reformuler également, l’article 490 du Code pénal qui pousse les mères célibataires à se retrancher dans le silence et à commettre l’irréparable (avortements clandestins, abandons dans des lieux dangereux pour l’enfant, voire même infanticides). Si la suppression totale de cet article, comme préconisé par certaines associations, semble délicat, une réforme, voire une motion mettant à l’abri la mère en cas de grossesse pourrait davantage la convaincre de se tourner vers des services dédiés ou des maisons de mères à l’instar de l’Association Solidarité Féminine afin de trouver conseils et soutien et d’éviter l’acte d’abandon. 

Selon tous les acteurs sociaux qui sont au plus près de la réalité et de la détresse vécue par ces mères et ces enfants, il est indispensable que le gouvernement se penche davantage sur la question. Un budget conséquent doit être alloué à la prise en charge de ces citoyens de demain qui sont eux aussi amenés à devenir des acteurs importants de notre société et à influencer le paysage économique et social de notre pays selon ce qu’ils auront reçu comme soutien et comme affection. 

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