Rachid Benzine : Confinement, jour 4 – 20 mars 2020

Voici l'épisode 4 de "Je suis quand même pas parano !", la fiction écrite par Rachid Benzine, sous forme d'un journal depuis le début du confinement démarré en France le 17 mars.

Félix a depuis longtemps quitté mon estomac quand il s’est décidé à me réveiller. Il miaule depuis une bonne demi-heure en tentant vainement d’ouvrir le frigidaire que j’ai équipé à dessein d’un système anti-ouverture. Je connais l’animal… Je me traîne jusqu’à la cuisine. Félix me fait instantanément la gueule en découvrant la pâtée bio que je lui fous sous le nez. J’ai décidé de ne pas céder. Il me snobe et va s’assoupir sur le canapé. Je sens que le confinement lui pèse à lui aussi. Il est moins gai que d’habitude. Le changement de bouffe ? Un début de dépression ? Ou alors il essaye de m’avoir au sentiment. Va savoir…

Je regarde sur Internet si quelqu’un se pose les mêmes questions existentielles que moi. Les sites les plus sérieux conseillent de sortir le chat comme on sort un chien, en laisse. Pour qu’il se dégourdisse les jambes et voit, sinon du monde, au moins autre chose que son deux-pièces. J’avais donc fait le bon choix au premier jour du confinement. On suggère même de rajouter une case « je sors mon chat » sur l’attestation de déplacement dérogatoire. Des fois qu’on tombe sur des flics tatillons. Je découvre aussi que les abandons d’animaux se multiplient. Comme dans toutes les guerres, ce sont d’abord les bestioles qui trinquent. Puis, souvent, les femmes. Il n’y a pas de bonne guerre. Même contre le coronavirus. Mais il en est ainsi désormais. Nous sommes en guerre. Même si, pour certains, la notion de confinement est toute relative. Je viens d’apprendre que trois de mes potes du quartier font la foire ensemble dans l’appartement de l’un d’eux depuis trois jours. Ils ont bien été dénoncés par des voisins toujours prêts, comme sous Vichy, à servir l’intérêt général ou maréchal – c’est selon –, mais les trois compères avaient un argument que la police a jugé recevable : à l’annonce du confinement, ils étaient déjà ensemble à trinquer et ont trouvé qu’il était plus judicieux de rester confinés chez l’un d’entre eux que d’aller contaminer leurs familles respectives. En revanche, ils n’ont pas estimé nécessaire de préciser que le choix s’était porté sur celui des trois qui possédait le plus d’alcool et de substances en tout genre dans son appartement. Pas sûr qu’à l’épuisement des stocks, un repli stratégique ne s’opère pas chez l’un des deux autres. Toute loi ne s’applique vraiment que grâce à la souplesse qu’on lui octroie dans sa mise en œuvre…

Je reviens sur mon Internet et je découvre le joli cadeau de la Banque centrale européenne : 750 milliards d’euros. Le chiffre est tellement vertigineux que j’ai du mal à me représenter la chose. C’est quand même plus de trois fois le budget de l’Etat français. Comme quoi, quand y’a besoin de pognon… Suffit de savoir à quelle porte frapper. Certains s’en souviendront après la crise.

Un appel téléphonique me sort momentanément de l’accablement. Un copain pas revu depuis une dizaine d’années dont je comprends rapidement que, se faisant chier comme un rat mort, il appelle tous les anciens dont il a gardé ou retrouvé le numéro. Merci encore une fois le Web… Bref, quelques minutes de célébration du passé qui, quel que soit l’interlocuteur, gagne toujours à être magnifié. Quelques minutes de soupirs partagés sur les tourments du présent. Et quelques minutes d’échange d’idées sur la façon de moins s’emmerder quand on est tout seul et confiné. Pour certains, j’ai déjà la réponse en regardant les mails, MMS et SMS truffés de blagues à deux balles et de vidéos supposés hilarantes dont ils me submergent jour et nuit.

L’ennui, au fond, je crois que ça fait peur à beaucoup. Les actifs doivent avoir peur du vide intersidéral que trace à la serpe, dans leur conscience, tout moment, tout instant même, où ils ne sont pas frénétiquement affairés. Je soupçonne les autorités d’autres velléités. Les imprécations présidentielles à ne pas se relâcher et à assurer son poste de travail par tous les moyens ont certes des explications économiques. Mais elles laissent poindre d’autres motivations : il ne faut pas laisser le peuple dans l’oisiveté, mère de tous les vices. Il pourrait y prendre goût. Pire, à l’heure où Patrick Le Lay a rejoint les étoiles, on s’inquiète de ce que les habitants pourraient faire de ce temps de cerveau désormais disponible. Qu’ils se mettent à penser serait pire encore que tout effet de la pandémie. Imaginer qu’on devienne intelligents, qu’on s’interroge quelques instants sur le sens de nos vies, de l’organisation économique du monde, de la vanité de notre consumérisme. La subversion n’est jamais bien loin…

Alors on nous bourre de vidéos dans tous les sens. De l’INA, qui met gratuitement ses programmes, et notamment ses séries télé, à disposition, aux box qui rivalisent d’offres pour tous ceux qui se comptent les poils. Du Canal + gratuit en veux-tu en voilà. Du sport à profusion, même s’il n’y a plus de compétitions. Comme s’il n’y avait pas déjà suffisamment de chaînes et de programmes en ligne. On n’est pas des truffes… Quoique. Je me laisse tenter par quelques épisodes en noir et blanc sur le site de l’INA : Thierry la Fronde, Les Saintes chéries, Belphégor, Les Jeunes années, Bastoche et Charles-Auguste… La nostalgie d’un temps que je n’ai pas connu, au charme désuet, est une sensation nouvelle. Les Trente Glorieuses se racontent aussi par ce qu’on appelait alors des feuilletons.

Les Ben Daoud me sortent de ma torpeur. Ils viennent de remettre ça. C’est la troisième fois aujourd’hui. Je glisserais bien un mot dans leur boîte aux lettres pour leur signifier que les voisins, moi du moins, entendent tout. Mais j’ai bien peur de mortifier Madame. Elle ne survivrait probablement pas au déshonneur. Et ne mérite certainement pas ça. Les Martens se sont quant à eux faits plus calmes. Plus d’assiettes à casser ou plus d’alcool à ingurgiter. Chez eux aussi ça pourrait finir par un câlin. Décidément.

Ma fin d’après-midi est épique. Désespérant d’arriver à se faire ouvrir par leur mère, les deux gamins en patinette tambourinent à toutes les portes de l’étage dans l’espoir de trouver une âme délicate qui pourrait les gaver de sucreries et les supporter plus d’un quart d’heure. Je suis sans scrupule passé aux boules Quies. Quant à la mère courage qui geignait hier dans le couloir, je crois que l’état halluciné des deux en patinette lui a finalement fait relativiser le profil de ses propres gamins. A moins qu’elle n’ait choisi de les trucider. En tout cas, on ne l’a pas entendu aujourd’hui.

20 h : je suis à la fenêtre depuis déjà 10 minutes dans l’espoir que ma voisine d’en face en aura fait autant. Sans succès. Les personnes sont plus nombreuses qu’hier. La belle apparaît enfin. Elle s’est fait attendre mais je remarque aussitôt le Rimmel à ses cils. Elle me lance un regard furtif et faussement pudique. Nous applaudissons toutes et tous fortement. Nos regards se croisent un instant. Nous nous sourions brièvement. Fin du spectacle. Demain est un autre jour.

Rendez-vous demain avec l’épisode 5 de « Je suis quand même pas parano ! »

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