Il est dix-neuf heures et il fait foule sur la Place des Nations Unies à Casablanca. Pendant que son collègue règle la sono, Leila accorde sa guitare pour quarante cinq minutes de chant. Le jeune groupe fait partie des artistes de rue ayant enfin eu gain de cause pour occuper l’espace public. De temps à autre, Leila lève les yeux, regarde furtivement le cercle qui commence à se former autour et derrière elle. Elle ne se sent pas à l’aise. Elle aurait préféré passer en début d’après-midi et un peu plus du côté des cafés, où il existe des places assises : Préoccupations absurdes pour une artiste qui s’apprête à jouer sa première scène, “chanter oui, mais je me sentirais plus en sécurité dans une foule mixte, de préférence en journée. Regardez les femmes. Elles sont souvent accompagnées d’enfants ou d’autres femmes. Elles se sentiraient plus à l’aise si elles pouvaient d’asseoir”, s’explique-t-elle. Sans le savoir, Leila pointe par cette déduction intuitive l’une des problématiques les plus tenaces et les plus résistantes à l’esprit égalitaire. La place publique n’est pas prête à recevoir la femme.
Dans son livre “La ville est faite par et pour les hommes”, Yves Raibaud, géographe et spécialiste de la géographie du genre, énumère les manifestations d’un urbanisme inégalitaire, depuis les noms d’hommes sur les plaques à tous les coins de rues, jusqu’aux loisirs qui profitent en priorité aux garçons, en passant par “des offres de transport insensibles aux spécificités de genre. Sans oublier la culture du harcèlement. La ville se décline surtout au masculin. Plusieurs études récentes le confirment.” La femme, acculée à s’adapter, finit par créer elle-même de nouvelles inégalités, en déterminant des périmètres urbains sécurisés, en évitant certaines institutions et en légitimant la présence exclusivement masculine sur certains types d’espaces et de quartiers, aujourd’hui désignés comme des “No go zones”.
La bonne nouvelle, c’est que des urbanistes féministes travaillent sur la question depuis bientôt une trentaine d’années. De par le monde, plusieurs modèles d’urbanismes égalitaires existent, bien que le succès en soit difficilement mesurable en si peu de temps. La mauvaise nouvelle, c’est qu’au Maroc, “le genre n’est absolument pas pris en compte dans les stratégies urbanistiques, si ce n’est dans une approche sécuritaire”, nous dit Safaa Lazrak, architecte dans l’Agence Urbaine de Casablanca.
Des stéréotypes à la peau dure
L’urbanisme est cet ensemble de techniques, de sciences et d’art d’aménager l’espace pour faciliter la vie aux citoyens. C’est ce qui permet à tout un chacun de circuler librement et en sécurité, d’occuper l’espace aussi longtemps qu’il le désire, d’être visible et de participer aux diverses activités ayant lieu dans cet espace commun, dans le respect de l’autre.
Une évaluation rapide de l’état des lieux au Maroc met en évidence une réalité flagrante : la femme ne fait que traverser l’espace public, dans un but purement utilitaire. Elle ne peut y stationner à sa guise, marcher tranquillement, prendre n’importe quel moyen de transport, se laisser emporter par l’envie d’explorer des zones inconnues, à des heures tardives. Elle est obligée de rentrer chez elle pour faire ses besoins, à cause de l’insalubrité des services publics, ou pour se reposer en absence de mobilier urbain qui rend la ville davantage fatigante pour elle que pour l’homme.
Mais il est nécessaire de souligner que les stratégies urbanistiques s’étalent sur des décennies et que de ce fait, elles répondent à des besoins d’une époque qui sont amenés à changer, un peu trop vite… En effet, dans les premières planifications urbaines de par le monde, le modèle spatio-temporel était associé à la famille nucléaire traditionnelle, où l’homme était le soutien financier de la famille. La logique de la répartition des emplois, de la proximité des services et magasins, la fluidité des transports reposait sur le principe que la femme restait à la maison pendant la journée.
L’émancipation de la femme, qu’elle soit désirée ou forcée, l’a basculée dans un territoire qui n’était pas préparé à l’accueillir. Portée par sa motivation de participer au milieu professionnel et/ou par les soins prodigués à sa petite famille, la femme n’a cessé de s’adapter, faisant fi des obstacles. Mais de plus en plus de femmes restent célibataires, subviennent seules aux besoins de leurs familles, ou ressentent le besoin de s’affranchir de certains codes sociaux, grâce à l’évolution du discours sur la citoyenneté et la prise de conscience politique. Aujourd’hui que les injustices infligées par une urbanisation aléatoire sont aisément décelables, l’adaptation n’est plus une solution. Mais que faire ?
D’autres modèles possibles
Disons-le d’emblée : Même après trente années d’activisme et de recherche pour un urbanisme égalitaire dans les pays développés, l’émancipation est toujours vue comme une aide aux femmes à mieux assurer les performances qu’on attend d’elles du point de vue de la version moderne du rôle féminin. Mais les urbanistes féministes continuent à se triturer les méninges pour trouver des modèles de villes parfaites pour des femmes pleinement épanouies. À Vienne (Autriche), les études ont débouché sur la mise en place du “Fair share city”. On y a adapté l’espace public, principalement en faveur des piétons : les temps de passage aux feux prennent en compte le fait qu’il y a des vitesses différentes pour traverser les rues ; la largeur des trottoirs autorise le passage des femmes, seules ou avec des enfants, en toute sécurité, tous les mobiliers qui font obstacle, les barrières, sont supprimées pour enlever l’angoisse, et des bancs autorisant le séjour sont installés.
À Berlin, l’identification des besoins des femmes a permis de proposer des directives en matière de rénovation urbaine, des lieux de loisirs, des sites industriels, des endroits d’angoisse, des services urbains, de la mobilité… Des projets de logement ont également été lancés dans l’optique Gender mainstreaming. À Barcelone, des chercheurs universitaires ont établi une liste de recommandations pour les plans de rénovation urbaine ainsi que pour un programme de formation de professionnels, avec le support de l’Institut des femmes catalanes.
Le modèle suédois reste l’un des plus avancés en Europe en matière d’aménagement égalitaire. Mais les résultats ne sont pas encore à la hauteur des attentes. Probablement est-ce dû à la lenteur de l’urbanisme et à la difficulté d’en mesurer l’impact sur le quotidien des citoyens.
À quand le changement chez nous ?
Dans le débat sur la place de la femme dans l’espace public, régulièrement soulevé, l’urbanisme n’est presque jamais mis en cause. Le manque d’éducation et de civilité sont le plus souvent incriminés. De rares voix objectent pour mettre l’éclairage sur la responsabilité de l’aménagement urbain dans le sentiment de malaise ressenti par la femme dans l’espace public. Parmi elles, celle de Salima El Mandjra, architecte et écrivain, qui mène une réflexion active sur la question, dont elle fait l’exposé lors d’événements liés à la ville et à la femme.
De son côté, Safaa Lazrak se prépare au Festival de l’architecte qui se tiendra le 25 avril prochain. L’événement, organisé par l’ordre des architectes, donnera lieu à plusieurs conférences et manifestations artistiques autour du thème de l’architecture. Pour sa part, Safaa Lazrak travaille sur une exposition sur les scènes de féminité dans la ville de Casablanca. Des femmes épanouies seront prises en photo dans les divers quartiers de la métropole, même dans les No go zones. “C’est pour donner une image de ce que serait la ville si l’enjeu sécuritaire n’est plus posé”, nous explique-t-elle.
Des architectes et des urbanistes ainsi sensibles à la question, il n’y en a pas énormément. Peut-être est-il nécessaire de soulever la faiblesse de la proportion de femmes diplômées en urbanisme et en architecture et de l’accès de ces femmes aux postes clés de décision en matière de stratégie et de financement de projets urbains. Mais Yasmine Naciri, architecte à Rabat et militante féministe, relève l’absence de toute approche genre dans le cursus universitaire. Aucun cours, aucun séminaire n’est organisé sur la question en écoles spécialisées, alors que les urbanistes du monde y planchent depuis trente ans. “Pas étonnant que la dimension du genre reste sous-estimée dans la réflexion sur l’aménagement urbain. Ce n’est pas un réflexe chez la plupart des architectes et urbanistes”, conclut-elle. Peut-être faut-il commencer par là…