FDM : Pourquoi un roman sur la jeunesse marocaine ?
Mohamed Nedali : J’ai commencé à écrire ce roman au début de l’année 2010, c’està- dire bien avant les événements au Maghreb et dans le monde arabe. Mon projet de départ était de consacrer une trilogie à la jeunesse marocaine, sujet de plus en plus préoccupant au vu de la situation difficile que traverse nos jeunes : très peu de perspectives d’avenir, cherté de la vie, méfiance à l’égard des institutions officielles, déceptions, clientélisme sur le marché de l’emploi, corruption, inculture… Le sujet devrait forcer la plume de tout écrivain qui observe ce qui se passe autour de lui.
“Triste jeunesse” semble marquer un tournant dans votre oeuvre. Il laisse moins de place à l’humour… Sommes-nous face à un roman noir ?
Je ne crois pas. S’il y a moins d’humour dans ce roman, en comparaison avec les précédents, c’est parce que le sujet ne s’y prête pas. Dans cet ouvrage, je ne parle pas de la jeunesse huppée de Casablanca ou de Rabat, mais de celle du petit peuple, que je côtoie tous les jours et que je connais donc très bien. Le regard que je porte sur elle est lucide, objectif et sans concessions.
A qui incombe la responsabilité de cet état des lieux ?
La politique générale suivie depuis 40 ans et qui a favorisé la montée de l’intégrisme pour soi-disant combattre les mouvements de l’extrême gauche, le népotisme et l’hypocrisie hissés en valeurs, les abus de pouvoir, le pourrissement continu du système judiciaire, la marginalisation de la culture au profit du divertissement vulgaire… sont les causes de la détérioration que nous vivons aujourd’hui. A l’école publique, les choses ont commencé à se détériorer depuis la mise en application del’arabisation des matières scientifiques et la purge qu’ont subie les programmes scolaires, notamment la philosophie. Enoutre, la gestion des établissements est de plus en plus confiée à des personnes incultes, généralement d’anciens professeurs de langue arabe, souvent monolingues, voire ouvertement obscurantistes.C’est pour cela que je suis très pessimiste pour l’avenir de l’éducation dans ce pays.Quant aux responsables, ils répètent tous la même rengaine depuis 30 ans : on manque de moyens, d’enseignants, de locaux. C’est une explication complètement erronée : dans les années 60 et 70, nous n’avions même pas le tiers des moyens dont nous disposons aujourd’hui, et pourtant, le rendement était à l’époque largement supérieur ; la qualité de l’enseignement aussi.
Etes-vous à ce point désespéré face à cette société ?
Désespéré, peut-être. Je ne me suis pas posé la question, mais il y a certainement quelque chose qui se passe dans mon for intérieur sans que je ne m’en rende compte. D’ailleurs, beaucoup de gens m’ont reproché le fait de ne pas avoir imaginé une happy end pour cette histoire.Je leur réponds à chaque fois que c’était impossible. Une issue tragique était inévitable. Le roman s’ouvre dans un espace carcéral et cette fin est donc tout simplement incontournable.
Dans ce roman, vous posez sur les femmes un regard très dur, quasi accusateur. Pourquoi ?
Parce que beaucoup sont devenues matérialistes et font souvent le choix de l’argent aux dépens de l’amour. Mais ce n’est presque pas de leur faute car la misère et le dénuement poussent parfois les gens à faire des choix qui ne sont pas les leurs. Est-ce que vous croyez qu’un jeune de 25 ans qui prend pour épouse une vieille Européenne de 70 ans le fait par amour ? Est-ce qu’une jeune femme qui se lie à un vieil Européen bedonnant et chauve, ou à un “pingouin” du Moyen-Orient, le fait par amour ? Je ne pense pas.
Quelle sera l’histoire de votre prochain roman ?
Je disais tout à l’heure que quand j’ai commencé à écrire “Triste jeunesse”, je projetais de dédier une trilogie à la jeunesse marocaine. Le prochain livre, je le consacre donc à de jeunes fonctionnaires, des gens qui ont déjà démarré dans la vie mais qui ont du mal à décoller à cause de la cherté de la vie, de la corruption, de l’injustice, des abus de pouvoir… La fin est moins tragique, mais elle est tout de même triste.
Vous enseignez toujours. Comment arrivez vous à libérer du temps pour écrire ?
J’enseigne, effectivement, mais sans guère de plaisir. Le cadre dans lequel je travaille est très malsain. Le lycée Toubkal,qui était naguère un espace d’échange interculturel, de liberté, de tolérance et d’apprentissage des grandes valeurs de l’humanité est, depuis quelques années, devenu une caserne militaire ; pire, une fabrique de bigots ! C’est pour vous dire que si je continue d’enseigner, c’est juste parce que l’écriture ne me rapporte pas assez pour faire vivre ma famille. Cette année, je souhaite néanmoins partir en retraite anticipée si, bien entendu, mes supérieurs hiérarchiques acceptent ma demande ; ce qui n’est pas encore acquis. Après, je me consacrerai uniquement à l’écriture.
L’écriture ne fait-elle pas vivre dans ce pays ?
Hormis Tahar Ben Jelloun, les écrivains marocains ne peuvent vivre exclusivement de leur plume. Tous exercent un deuxième métier pour pouvoir joindre les deux bouts. Pire, au Maroc, l’écrivain n’a aucun droit.Personne ne l’écoute, personne ne le consulte. Une danseuse du ventre y gagne mieux sa vie que le meilleur des auteurs ! Elle est aussi plus estimée. L’écrivain est chez nous persona non grata.
Ne pouvons-nous espérer une meilleure évolution du secteur du livre ?
A mon avis, non. Parce qu’il n’y a pas de réelle volonté de le faire. Je vais vous donner un exemple : je travaille dans un lycée où la bibliothèque, pleine de livres, est pourtant fermée depuis cinq ans. Je connais beaucoup d’autres établissements dans la même situation. En continuant sur cette lancée, le secteur du livre ira en se dégradant. Bon, je n’exclus rien dans le futur, même si je n’ai pas l’impression que les choses soient près de changer. Il faut savoir que pour faire aimer la lecture aux Marocains, il faut commencer à l’école. Il n’y a pas d’autre solution.Or, à l’école, c’est le prêche qui a aujourd’hui le vent en poupe, pas le livre. A l’extérieur de l’école, la situation est encoreplus grave. Si aujourd’hui je suis pessimiste, c’est parce que culturellement, mes concitoyens régressent de jour en jour.
Vous êtes demeuré assez discret, malgré le succès de vos livres. C’est un trait de caractère ?
Il y a de ça. Dès le départ, il était évident que j’allais continuer à vivre à Tahanaoute, mon village natal. C’est un petit hameau calme, où il n’y a pas de bruit ni de pollution. Et puis c’est un coin silencieux ; le silence étant pour moi la condition sine qua non pour écrire et lire. J’y ai une qualité de vie que je n’ai pas trouvée ailleurs, même pas en Europe où j’ai vécu pendant quelques années et où je me déplace encore cinq à six fois par an.