Dans nos rues, il subit nos regards mêlés d’indifférence, de pitié voire d’agressivité, rarement de bienveillance. Lui, c’est l’autre, l’étranger à la carnation foncée, le Subsaharien qui a élu domicile dans nos villes. Et si nous étions victimes de nos clichés ? Parce que l’autre, c’est aussi moi.
Rabat, dans le quartier populaire de Takkadoum où elle habite, Solenne loue, avec ses copines, un étage de maison à une famille marocaine qui habite au rez-de-chaussée. Ce sont les sœurs et les frères de sa communauté qui leur ont trouvé ce logement où elles vivent entassées les unes sur les autres, avec le bébé de l’une d’entre elles, né au cours du voyage vers le Maroc. “On a traversé le désert à pied depuis le Niger, avant de franchir la frontière maroco-algérienne pour débarquer à Oujda, puis regagner Rabat. On a cru qu’ici, on trouverait l’eldorado. Certes, quand on a la chance de travailler, on peut envoyer une partie de notre argent à nos proches restés là-bas. Mais pour le reste, on ne nous aime pas beaucoup et on nous le fait bien sentir”, raconte cette immigrée clandestine qui travaille comme femme de ménage journalière chez des notables de la ville. Exposée à la hogra ambiante, aux remarques insultantes, à la menace des contrôles de police, à la précarité, Solenne peine à trouver sa place dans son nouvel environnement. Le plus souvent scrutée avec mépris par les couches populaires qu’elle côtoie, le haut de l’échelle sociale ne l’épargne pas non plus : elle et ses pairs sont perçus comme une main d’œuvre corvéable à merci pour des travaux pénibles et peu qualifiés. Et, de fait, on a beau constater que le nombre d’immigrés subsahariens a augmenté depuis quelques années ou que le journal télévisé nous renvoie toujours plus d’images de cadavres charriés par la Méditerranée, le sujet n’intéresse pas grand monde, en dehors de quelques ONG. D’où viennent-ils, pourquoi sont-ils partis, quelles sont leurs fragiles conditions de survie, à quels droits peuvent-ils prétendre ?
Une population devenue familière
Pendant longtemps, dans la tête de Monsieur et Madame Tout-le-Monde, l’idée que les Subsahariens n’étaient là que pour une durée limitée a longtemps persisté. Leur séjour dans le plus beau pays du monde correspondait à une période de transit, avant d’atteindre les rivages d’une Europe fantasmée ou d’être refoulés. Et effectivement, y compris pour nos amis africains ayant pénétré nos frontières, que ce soit légalement (certains pays africains ayant conclu des accords de libre circulation avec le Maroc) ou illégalement, nos cieux n’étaient qu’une escale dans le parcours. Le passage de l’autre côté du détroit constituait l’étape ultime du voyage. “Or, pour bon nombre d’entre nous, cette illusion s’est peu à peu effondrée dans le temps, témoigne Youssouf. Certains ont fait leur trou et n’ont plus eu envie de prendre de risques inutiles. D’autres se sont résolus à choisir le Maroc comme destination de rechange où trouver un emploi”. à la cohorte de migrants “économiques” est bientôt venue s’ajouter celle des demandeurs d’asile et des réfugiés fuyant les conflits et les répressions. Casablanca, Rabat, Fès, Tanger, Oujda, Nador sont devenues des villes d’accueil et leurs quartiers populaires des dortoirs dans lesquels les derniers arrivés bénéficient des conseils et de l’aide des anciens. Des relais sociaux qui leur permettent doucement mais sûrement de glaner une petite place au soleil. “Dans les années 2000, on avait pour consigne d’être discrets malgré les nombreuses couleuvres avalées”, reprend Abdoulaye, le compagnon de route de Youssouf. Peu à peu, l’idée d’une installation définitive a commencé à s’imposer.
Sauf que la société marocaine peine à se retrouver dans ce cosmopolitisme d’un nouveau genre. Et pour cause. Avec une diaspora de près de 4 millions de MRE, la nation championne de l’émigration n’a pas encore intégré la notion de terre d’accueil. “Pourtant, au regard des difficultés d’intégration traversées par les Marocains en Europe, la logique aurait voulu que notre accueil se déroule sous des perspectives plus clémentes”, assure Solenne. Et là réside tout le paradoxe. Certes, les Subsahariens impressionnent par leur détermination face à l’adversité, mais ils exacerbent aussi, bizarrement, le sentiment d’exclusion de nos concitoyens logés à la même (pauvre) enseigne. Si la solidarité n’est pas absente des interactions entre les uns et les autres, une violence sourde commence cependant à s’y frayer un chemin.
Les Marocains sont-ils racistes ?
Avec les vagues de nouveaux arrivants qui déferlent sur nos rivages suite au durcissement des politiques européennes, l’image des Subsahariens continue de se ternir. L’opinion publique focalise sur leur supposée invasion en masse, les problèmes de sécurité qu’ils représentent, l’incapacité de notre pays à les absorber. L’ombre lepéniste plane comme un corbeau noir et la chasse au faciès se précise. Youssouf ne fait pas dans la langue de bois : “Celui qu’il faut bien appeler par son nom, le racisme, a envahi de ses relents fétides nos rapports avec les habitants de ce pays. Les actes de discrimination ordinaires ou institutionnalisés sont devenus notre lot quotidien.” Logements à prix exorbitants, expulsions, violations de domicile, papiers volés ou détruits sous leurs yeux, vexations continuelles dans la rue, injures, bastonnades, impossibilité de porter plainte, rafles, reconduites à la frontière, expulsions dans des zones désertiques, la pression s’est accentuée jusqu’à devenir insupportable.
Mais en 2005, quand des milliers d’immigrés ont donné l’assaut pour tenter de franchir les barbelés de Sebta et Mellilia, une véritable prise de conscience a incité les migrants à sortir de leur invisibilité. Exaspérés et pour beaucoup privés de documents officiels, ils vont s’organiser en collectifs, associations et syndicats pour défendre leurs droits. Rapidement, ils ont obtienu le soutien des militants des droits de l’homme, d’avocats, d’ONG marocaines – comme le Groupe anti- raciste de défense et d’accompagnement des étrangers et des migrants (GADEM) et l’Association Beni Znassen pour la Culture, le Développement et la Solidarité (ABCDS) – et internationales ou encore d’organisations confessionnelles. Entre 2011 et 2013, des crimes racistes isolés ont mis le feu aux poudres. Côté médias, une communication maladroite est encore venue alourdir le climat général. Le Péril noir, titraille odieuse d’un magazine de la place, a déclenché une polémique sans précédent.
Fatou, une étudiante sénégalaise qui avait souvent scandé “Nous sommes tous des africains” lors de manifestations devant le Parlement et son ambassade, se rappelle de cette période pas si lointaine. “Je me suis sentie rabaissée au rang d’être humain de seconde zone et menacée dans mon identité. Une amie qui sortait avec un Marocain s’est même faite traitée de prostituée. Y en a marre !” Quand des photos d’affichettes “Interdit de louer aux africains” placardées dans des immeubles casablancais ont été diffusées en masse sur les réseaux sociaux, elle a pris la décision de plier bagages dès la fin de ses études.
[mks_tabs nav= »horizontal »] [mks_tab_item title= »Halte aux idées reçues !« ]
Pour beaucoup de nos compatriotes, les Subsahariens seraient :
– Fainéants adeptes de la mendicité et de la prostitution : selon Aminata Traoré, ancienne ministre de la Culture du Mali et militante altermondialiste, ce sont au contraire les plus entreprenants du village d’origine qui sont chargés de tenter l’aventure de l’Europe. Ils ont investi tout leur argent et emprunté pour payer les passeurs et sont prêts à s’adonner à n’importe quel emploi (la plupart du temps sous- rémunéré par rapport à celui des Marocains) pour sortir de la misère et du chômage.
– Porteurs de maladies contagieuses, type Ebola, sida ou paludisme. Pour survivre aux conditions extrêmes de dénutrition et de déshydratation dans le désert et résister physiquement au périple périlleux, il s’agit d’être en très bonne condition physique et de jouir d’une santé de fer.
– Responsables de la hausse de la pauvreté au Maroc, en venant grossir le rang des chômeurs et des assistés. Selon Mehdi Alioua, sociologue et spécialiste des mouvements migratoires, la fixation d’immigrés subsahariens sur notre sol est davantage une opportunité susceptible de dynamiser la société marocaine à moyen et long termes. Beaucoup de Marocains des quartiers populaires vivent de la rente locative versée par les immigrés qui occupent généralement un étage de leur logement principal. Un moyen intéressant de devenir propriétaire. Par ailleurs, les migrants créent aussi des niches économiques. En important avec eux leurs habitudes culinaires ou vestimentaires, ils alimentent des négoces qui suivent les tendances des milieux migratoires. Sans compter que pour pouvoir commercer avec l’Afrique, il faut que l’Afrique soit chez nous.
– Trop nombreux, ils menacent notre équilibre démographique en se reproduisant à l’envi. En vérité, malgré leur visibilité croissante, ils ne représentent toujours que 0,1% de la population, en retrait par rapport au contingent des Européens (et des Français en particulier). Mais ces derniers, forts de leur ancien statut de colons, ne sont pas victimes de stigmatisations, à l’inverse des Subsahariens.
– Cantonnés à des fonctions de nourrices, femmes de ménage, maçons, jardiniers, gardiens, peintres en bâtiment, activités informelles ou agricoles. Or, comme pour l’histoire du plombier polonais, on ne voit pas plus loin que le bout de la lorgnette : à part les travailleurs en situation irrégulière obligés de se rabattre sur des boulots manuels ou sous-qualifiés, cette population compte aussi des étudiants, des commerçants, des salariés dans les métiers de services, des cadres voire des hommes d’affaires.
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L’accalmie royale
En septembre 2013, les plus hautes instances de l’état annoncent la refonte de la politique migratoire dans un sens plus “humaniste”. “J’ai pleuré de joie, puis j’ai fait la fête toute la nuit avec des amis”, se souvient Abdoulaye. Un cap important venait d’être franchi : outre la création du statut de demandeur d’asile, des garanties juridiques seraient apportées pour faire respecter les droits des clandestins, sans oublier des régularisations au cas par cas. Mais depuis, la situation s’est-elle améliorée pour autant ? “Pas tout fait, regrette Youssouf. Si le cadre légal est là, on n’est toujours pas sortis de l’auberge. Nous ne sommes pas à l’abri d’incidents qui peuvent dégénérer. On continue de nous coller sur le dos toutes les nuisances : tapage, prostitution, saleté, insécurité et j’en passe…” Et les récentes expulsions de squats occupés illégalement dans le quartier Boukhalef à Tanger qui, d’après le GADEM, ne se sont pas déroulées de manière conforme, ne sont pas là pour le démentir.
Regarder l’immigré comme un futur citoyen, avec des droits et des devoirs, prendra peut-être beaucoup plus de temps que prévu. Qu’importe. Chacun devra y mettre du sien. En outre, certains médias marocains irresponsables qui catalysent les tensions et chargent la barque de haine et de xénophobie auront nécessairement à revoir leur copie. La société civile est, quant à elle, mobilisée sur le terrain pour dénoncer et combattre toutes les formes d’injustices.
[mks_tabs nav= »horizontal »] [mks_tab_item title= »Quelques dates clés« ]
2007 : Le HCR (Haut Commissariat des Nations Unies pour les réfugiés) signe un accord avec le gouvernement marocain pour que les migrants ayant quitté une zone de guerre ou de persécution pour des motifs prévus par la Convention de Genève puissent bénéficier du statut de réfugié et de demandeur d’asile.
été 2013 : Ismaela Faye, un Sénégalais, meur poignardé après une altercation dans un bus à la gare routière de Rabat. Un mois plus tôt, un jeune Congolais reconduit à la frontière était tombé d’une fourgonnette à Tanger.
Septembre 2013 : Le Roi MohamedVI donne ses orientations au gouvernement pour élaborer un plan d’action en accord avec les recommandations du conseil national des droits de l’homme (cadre procédural pour les régularisations, cadre juridique et institutionnel des demandeurs d’asile, aligné sur les standards internationaux). Le plan inclut aussi de veiller à la protection des droits et de la dignité des clandestins.
Octobre 2013 : Une circulaire du ministère de l’éducation nationale vise l’intégration des élèves étrangers issus du Sahel et subsahariens dans le système scolaire marocain. Pour des milliers de familles, il s’agit d’une bouffée d’oxygène et d’un enjeu vital.
Automne 2014 : Assassinat d’un ressortissant sénégalais dans le quartier Boukhalef à Tanger qui suscite une vive émotion dans son pays.
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