Son exposition “Les Marocains” s’apprête à rejoindre les cimaises de la prestigieuse Maison Européenne de la Photographie à Paris, en novembre.
Paris, Beyrouth, Marrakech, Milan, Berlin, New York… Vos travaux sont demandés aux quatre coins du monde. Vos impressions ?
Leila Alaoui : Je suis très heureuse de voir que mon travail est apprécié au-delà des frontières de mon pays. Cela me motive car je travaille sur des thématiques assez compliquées et dans des conditions qui ne sont pas toujours faciles: des quartiers très défavorisés au Maroc et en France, des camps de refugiés au Liban, en Jordanie et en Irak…
Mes expositions aux quatre coins du monde me donnent beaucoup de force et me permettent surtout de voyager, d’échanger et de découvrir d’autres univers. En octobre, je participe à une exposition collective à Buenos Aires avec d’autres artistes qui traitent de la migration à travers l’art contemporain. C’est très enrichissant.
Parlez-nous de vos projets ?
Dans la continuité de mon travail sur la migration, je m’intéresse à la réalité contemporaine de l’immigration postcoloniale en France. Je construis actuellement un projet qui reflète la relation entre les mémoires individuelles et l’Histoire collective des premières générations d’immigrés venus d’anciens territoires et colonies françaises pour mieux comprendre les luttes des générations nées en France. Le projet explore aussi les conséquences d’un passé colonial fragile, les notions de reconstruction identitaire et d’appartenance dans une société qui fait face à un repli communautaire et à une peur de l’autre de plus en plus marqués.
“Les Marocains” est exposé au sein du pavillon marocain à l’exposition universelle de Milan, dont la thématique est “Nourrir la planète, énergie pour la vie”. Quel lien faites-vous entre vos photos et cette thématique ?
J’ai été invitée par la commissaire de l’exposition, Fatim-Zahra Amor, qui tenait à apporter une dimension humaine à l’exposition avec une série de portraits. Elle a ainsi choisi de présenter “Les Marocains”, un projet sur la riche diversité culturelle et ethnique du Maroc. Ce travail épouse la thématique du pavillon marocain, véritable parcours à travers l’héritage culturel du pays.
Le thème de la migration, sur lequel vous vous êtes penchée depuis de nombreuses années, prend de l’ampleur avec les guerres dans les pays arabes. Quel regard portez-vous aujourd’hui sur ce phénomène ?
La crise de la migration démontre l’échec de nos sociétés contemporaines. Nous devons mettre fin à la tragédie des migrants qui meurent en mer ou au cours de leurs longs périples. Les réseaux de passeurs doivent disparaître pour laisser place à une migration contrôlée. Nous devons aussi voir la migration comme une ressource et un enrichissement pour les pays d’accueil et non comme une menace.
Le Maroc, terre de transit ou terre d’accueil ?
Le Maroc a longtemps été un pays de transit pour de nombreux migrants subsahariens à la recherche d’une vie meilleure loin des guerres et des misères qui gangrènent leurs pays. Nous sommes devenus un pays d’accueil et un “eldorado” pour de nombreux migrants qui n’arrivent plus à passer de l’autre coté de la Méditerranée.
D’après vous, comment le Maroc et les Marocains devraient-ils aborder le phénomène migratoire ?
Le phénomène migratoire est très compliqué pour les pays d’accueil, mais nous devons gérer ce phénomène dans le respect et la dignité humaine. Les Marocains sont eux-mêmes victimes de ce phénomène. De plus, en Europe, on ne fait aucune différence entre un sans-papier marocain, syrien ou sub-saharien. Je suis triste de voir que nous montrons encore moins d’empathie et de solidarité que les Européens envers nos voisins africains.
Qui dit migration dit malheureusement racisme. Comptez-vous aborder ce sujet un jour ?
La question du racisme est au cœur de mon travail sur la migration. La répression dont souffrent les Subsahariens au Maroc est devenue préoccupante. En tant que Marocaine, je suis très choquée par la façon dont les migrants sont traités par les autorités et par le racisme souvent violent des Marocains. Un racisme que beaucoup nient car ils ne vivent pas la réalité quotidienne des migrants au Maroc.
Vous êtes vous-même nomade et citoyenne du monde. Où vous sentez-vous chez vous ?
J’ai toujours eu une tendance au nomadisme et je me sens clairement citoyenne du monde. J’ai grandi au Maroc, mais étant issue d’un couple mixte, j’ai pendant longtemps eu le sentiment de n’appartenir à aucun endroit. Au Maroc, je suis “Française”, en France, je suis “Marocaine”. C’est à New York que j’ai vraiment construit mon identité cosmopolite, et plus tard à travers mon travail. Aujourd’hui, je ne ressens plus ce besoin d’appartenance et je n’aime pas vivre dans une zone de confort. J’aime m’entourer de gens qui viennent d’ailleurs. Cependant, je suis très attachée à la Méditerranée et je partage essentiellement mon temps entre le Maroc, la France et le Liban. Je m’y sens chez moi tant que j’ai la possibilité d’être mobile.
Vous êtes née en France et vous avez ensuite vécu aux états-Unis. Pourtant, c’est le Maroc qui représente votre principale source d’inspiration. Pourquoi ?
Le Maroc est mon pays. Quand j’y suis revenue en 2008, après 8 ans à New York, j’ai eu besoin de me rapprocher de ma famille et de travailler sur des thématiques qui m’intéressaient : la construction de l’identité, les diversités culturelles et la migration. Aujourd’hui, mon travail est vraiment ancré dans l’espace méditerranéen avec un attachement profond au Maroc.
Les élections se préparent au Maroc. Votez-vous ?
J’ai perdu espoir, comme beaucoup, dans la politique marocaine, mais je vais tout de même voter.
Quel est le Maroc auquel vous aspirez ?
Un Maroc plus tolérant et moins corrompu. L’accès à l’éducation et à la santé pour tous. Un Maroc qui offre des opportunités à ces jeunes désespérés qui rêvaient de partir pour l’Europe et qui sont aujourd’hui candidats au radicalisme car ils ont perdu espoir.
Faites-vous partie de ceux et celles qui estiment que nous régressons ?
Je ne pense pas que nous régressions. Je pense que nous vivons les conséquences d’un passé fragile et que nous sommes dans une phase de transition.
Cet été a été agité par bon nombre de scandales au cœur desquels on contestait la liberté de création, d’expression. Votre avis ?
Je n’ai pas passé l’été au Maroc, mais j’ai suivi cette agitation sur les réseaux sociaux. Je suis très choquée du double discours des Marocains. D’un côté, une bourgeoisie complètement déconnectée de la réalité du Maroc, et de l’autre, des mentalités populaires très précaires et révélatrices du drame que traverse le système éducatif.
On a de plus en plus tendance à opposer art et religion dans nos sociétés arabo-musulmanes. Que dites-vous à ceux qui les jugent incompatibles ?
Je ne pense pas qu’il soit question de compatibilité. Pour moi, l’art doit être engagé et subversif. Il doit exprimer et aborder nos problèmes de société, combattre la censure et surtout l’autocensure. Cependant, nous vivons dans des sociétés très conservatrices où certains sujets tels que la religion ou la sexualité sont encore très tabous. Je ne crois pas à la provocation gratuite et vulgaire. En ce qui me concerne, j’ai fait le choix de respecter certaines de nos valeurs et de ne pas heurter les mentalités. Par contre, je reste profondément engagée sur les questions des droits de l’homme et de la liberté d’expression.
Vous qui avez sillonné le Maroc à la rencontre des Marocains, quel est votre avis sur ce Maroc pauvre qui manque de tout ?
Beaucoup de Marocains vivent marginalisés dans des conditions de vie très précaires…
Nous avons choisi l’un de vos portraits en couverture de ce numéro. Quelques mots sur cette séance photo ?
J’ai pris cette photo dans un marché de la région de Larache où j’avais installé mon studio mobile dans le cadre de mon projet “Les Marocains”. J’avais trouvé le visage de cette femme très touchant. On sent dans son regard et dans la texture de sa peau qu’elle mène une vie difficile comme beaucoup de femmes dans le monde rural.