La chanson, cette arme de résistance

Magiciennes des mots, des chanteuses ont investi avec force et caractère la scène musicale, criant à la face du monde leurs revendications et frustrations. Dans une société en pleine crise identitaire et en mal de repères, ces chanteuses sont porteuses de paroles salvatrices. Focus.

Aucune chanson n’a jamais changé la face du monde. Mais n’empêche, l’art joue un rôle certain dans l’éveil des consciences. Et des chanteurs, armés de leurs seules paroles, ont réussi à donner une plus grande visibilité aux luttes sociales et aux revendications citoyennes. Les chanteuses arabes ne sont pas en reste, et certaines ont fait de l’engagement pour la cause des femmes, le rapport à la féminité, les droits humains, la paix, la lutte contre la corruption et les injustices, la place de la femme dans la société ou encore les crises identitaires, le fil conducteur de chansons engagées et militantes. Il est vrai qu’elles se comptent sur le bout des doigts, et que parfois, elles bifurquent vers des mélodies romantiques et suaves. Cela n’ôte toutefois rien à la profondeur de leur militantisme. Car n’en doutons pas, la chanson est et restera le meilleur moyen pour exprimer son engagement, et un vecteur d’idées très puissant. “Je crois que la musique, et l’art en général, est ce qui va nous sauver”, assure la Tunisienne Emel Methlouthi.

“En tant qu’artiste-femme venant du monde arabe, je me sens une responsabilité. Je fais les choses par envie, par plaisir, mais aussi par rage. Je suis engagée”, dit volontiers Yasmine Hamdan en réponse aux journalistes qui s’interrogent sur les messages portés par ses chansons.

Loin des clichés opportunistes et des phrases galvaudées, ces chanteuses se veulent politiquement engagées. C’est d’ailleurs ce qualificatif qui revient le plus souvent lorsqu’on avance les noms de Maryam Saleh, Hiba Tawaji, Souad Massi, Yasmine Hamdan, Emel Methlouthi et bien d’autres encore. La majorité de ces chanteuses a choisi l’exil pour continuer à s’exprimer, fuyant les censures qui prévalent dans leurs sociétés respectives où, assure  Emel Methlouti, “les espaces de libertés sont brimés.

Maryam Saleh

La voix puissante de l’Égyptienne Maryam Saleh a donné une nouvelle vie aux chansons révolutionnaires de Sheikh Imam, et aux textes politiques dans un style trip hop et pop rock. La jeune artiste à l’énergie débordante qui a fait swinguer la place Tahrir a su construire son propre univers musical. Baraka, le groupe de rock égyptien qu’elle a fondé véhicule ce côté révolutionnaire et underground qui est le signe fort de son répertoire. Sa chanson “Islahat” (Réformes), produite au lendemain du Printemps arabe, révèle que les mots sont l’arme absolue pour changer le monde ou tout au moins pour en dénoncer les travers.

Samia Tawil

Née en suisse d’un père syrien et d’une mère marocaine, Samia Tawil, chanteuse de rock et de soul, se sert de la chanson pour révéler les injustices sociales et les iniquités subies par les peuples dans différentes régions du monde. Son album “Freedom is now” en est une éclatante illustration.

Son prochain album s’intitule Back to Birmingham Jail, et évoque les combats pour les droits civiques aux États-Unis.

Yasmine Hamdan

“À travers ma musique et mes textes, je questionne mon rapport au monde arabe, à son passé et à son présent, mon rapport à ma féminité, ma place en tant que femme artiste et arabe, dans une société qui est en pleine mutation et qui vit des moments de crise et de turbulences”. C’est ainsi que s’exprime Yasmine Hamdan, chanteuse libanaise et icône de la scène arabe underground qui présente actuellement à l’Institut du Monde Arabe son projet à succès “Al Jamilat” (Les magnifiques), dont le titre est emprunté à un poème éponyme de Mahmoud Darwich, et dans lequel elle interroge le monde arabe et ses mutations. Yasmine Hamdan qui maîtrise plusieurs langues (anglais, français, grec) a choisi de chanter en arabe, car elle estime que c’est une forme d’engagement.

Emel Methlouthi

À Agadir, la voix de velours de la chanteuse tunisienne Emel Methlouthi a conquis le public de Timitar. Considérée à juste titre comme la chanteuse tunisienne la plus engagée, cette artiste s’est fait particulièrement connaître par sa célèbre chanson “Kelmti Horra” (Ma parole est libre), un hymne pour la liberté d’expression. “Nous sommes des hommes libres qui n’ont pas peur. Nous sommes des secrets qui jamais ne meurent. Et de ceux qui résistent nous sommes la voix. Dans leur chaos nous sommes l’éclat. Nous sommes libres et notre parole est libre, mais elle n’oublie pas ceux qui sèment les sanglots et trahissent nos fois”, clame-t-elle dans cette chanson devenue l’hymne des contestataires.

“Ensen” (Humain), sorti en 2017 coule dans la même veine. “Je fais une musique qui invite à réfléchir, une musique qui stimule. C’est très important pour moi de venir au Maroc ou encore d’aller en Egypte parce qu’on sent que les gens ont besoin de renouveau pour alimenter leur créativité, les aider à réfléchir…”

Hiba Tawaji

Première artiste féminine à se produire seule sur scène en Arabie saoudite, la libanaise Hiba Tawaji se démarque par un répertoire engagé tant sur les plans social qu’humain. Ses chansons, comme “Min elli byekhtar”, “Rabii arabi”, “Mitli chajar mazou3in” sont autant de cris de cœur pour exprimer le ras-le-bol, car estime-t-elle, l’artiste ne peut et ne doit rester indifférent aux turbulences traversées par sa société. “À présent, je réalise, que je ne suis plus cette petite fille d’autrefois… J’ai grandi et compris que je crée mon propre destin… Je veux m’envoler, personne ne peut me couper les ailes”, entonne-t-elle dans “Min elli byekhtar”, des paroles qui trouvent écho auprès de toutes les femmes du monde arabe.

Julia Boutros

Au milieu des années 80, Julia Boutros, au plus fort de la première Intifada, chante avec Amal Arafa et Sawsen el Hamami, “Ween el malayin” (Où sont les millions), interpelant avec force les consciences des peuples et des dirigeants arabes. Depuis, son engagement pour les peuples opprimés et la Cause palestinienne n’a pas faibli d’un iota. Ses chansons engagées, comme “Ghabet chams el haq” (La vérité s’est éclipsée), “Al Haq Silahi” (Le droit est mon arme), “Hékayet Watan” (histoire d’une patrie), Ana Betnaffas Horiyyi (Je respire la liberté), etc. contiennent sans exception une dimension sociopolitique.

Souad Massi

La chanteuse algérienne chante la tolérance, la mixité, la paix, l’amour, la douleur de l’exil, la liberté…. Ses chansons, portées par des mots justes, sont des odes à l’humanité, pleines de douceur et d’émotion qu’elle interprète comme autant d’hymnes à la liberté et à l’espoir. “El Mutakallimun” l’album sorti en 2015 a confirmé, si besoin est, le côté militant de l’artiste qui a choisi de donner vie à des poètes arabes de la sédition, des poètes qui n’avaient pas la langue dans leur poche, n’hésitant pas à critiquer violemment les régimes de leur époque.

Samira Brahmia

Née en France et élevée en Algérie, Samira Brahmia joue de la guitare depuis toujours. Elle fait sa première scène en 1995 dans un centre féminin, à une époque où il était difficile, voire risqué de faire de la musique, et plus encore quand on est une femme. Un événement va pourtant être décisif, et décider du futur de l’étudiante en polytechnique. L’annonce du casting d’un film de Marzak Allouach incite Samira à y participer en présentant une chanson écrite le jour même. Elle est retenue. Bien plus. Le groupe Gnawa Diffusion qui joue la musique du générique du film lui propose de faire la première partie de son concert. “C’est à ce moment-là que j’ai su que c’était ça que je voulais. C’était magique. Mes parents étaient dans la salle, et ils ont compris que telle était ma voie et ils m’ont soutenue”.

Les chansons de Samira Brahmia parlent d’amour, de liberté, de la nécessité de faire face et de résister. Elle décrit le monde d’aujourd’hui avec lucidité et tendresse et sa magnifique voix pure et puissante entraîne son auditoire dans un univers constitué de mélodies pop, rock, chaâbi, arabo-andalou et sonorités du grand Sud algérien. “Dans mes chansons, j’ai envie de parler de l’amour, de la sexualité de la femme, de la femme plurielle, sensuelle, sage, folle, maman,  working woman, etc. Je rêve de voir nos filles s’identifier à des femmes et à des artistes de la trempe de Mariam Makeba, car il me semble que nous avons besoin de modèles pour nous reconstruire”, explique-t-elle.

Installée en France depuis plus de 15 ans, Samira Brahmia est aujourd’hui une auteur, compositrice, interprète reconnue qui refuse d’être cantonnée dans un rôle ou de vivre dans les compromis…

Hadda Ouakki

Née en 1953 dans la région de Khénifra, et précisément à Aït Ishaq dans une famille originaire du Souss, Hadda Ouakki a le chant qui coule dans les veines. Elle chante alors qu’elle était haute comme trois pommes, et cela dénotait dans un environnement où les chanteuses étaient honnies et assimilées à des femmes de mœurs légères. Aussi et pour éviter qu’elle ne fasse déshonneur à sa famille conservatrice, son père s’empresse de la marier alors qu’elle était à peine pubère. Un mariage qui dura à peine 15 jours. Elle revient chez son père, et refuse catégoriquement de revenir chez l’homme à qui elle a été mariée de force. Une fois le divorce prononcé, sa famille veut  la remarier, mais cette fois-ci, Hadda est décidée : elle ne se laisse pas faire et s’enfuit, loin de sa famille. Son destin est dès lors tout tracé. Elle brave le qu’en-dira-t-on pour devenir une chanteuse libre et émancipée.

Et c’est dans la troupe de Bennasser Oukhouya qu’elle fait ses premiers pas. “J’ai commencé à chanter alors que j’avais à peine 16 ans. Je suis allée au bout de mes rêves, et n’ayant pu faire admettre ma passion à ma famille, je suis partie de chez moi… Je suis allée à Casablanca alors que je ne parlais pas un mot d’arabe. Mais je n’ai jamais rien lâché, j’ai persévéré et voilà. Près de 50 ans après, je suis toujours là, plus du tout jeune, mais je suis toujours là…”, assure-t-elle.

Sa voix sublime a traversé les décennies sans jamais s’altérer, portant haut et fort la magie de la poésie amazighe, telle un manifeste libertaire où nulle censure n’avait droit de cité. Chantant l’amour, mais aussi les injustices de la vie, Hadda Ouakki, la diva du Moyen Atlas, fait incontestablement partie des artistes engagées. Et cela depuis qu’elle a décidé de se rebeller contre l’ordre établi, et contre une société conservatrice qui la confinait à un rôle prédéfini. Femme d’exception, Hadda Ouakka personnifie la lutte des artistes femmes qui ont lutté pour arracher la liberté de chanter en public.

interview d’Emel Methlouthi : “je me bats pour une musique réfléchie qui touche l’âme”

On est saisi par la richesse de votre musique. D’où puisez-vous vos inspirations ? Quel a été le moteur de votre engagement qui est palpable à travers vos textes ?

Mon père était et est toujours un marxiste convaincu. J’ai hérité un brin de sa rébellion. Ça m’importe beaucoup que les gens soient égaux, et il m’est très difficile d’accepter d’avoir un toit sur la tête alors que les gens dorment dehors… Et dès que j’ai commencé à faire de la musique, j’ai pensé que ce sera un puissant moyen pour mettre en avant ce que je veux changer dans la société.

Je laisse donc toujours le champ libre à chaque inspiration pour permettre à la création d’être diverse. Je pousser mes limites pour essayer d’innover au maximum, car je me refuse de présenter quelque chose qui va être consommé en trois mois. J’aime présenter des choses nouvelles, des versions audacieuses où il n’y a nulle concession…

Aujourd’hui, je fais de l’expérimentation. Le texte est bien sûr important, mais aussi la musique, j’aime me faire plaisir en explorant tous les styles, en créant des sons….

La chanson est-elle, à votre avis, outillée pour changer des choses dans la société ?

Il est est vrai que la chanson n’arrive pas à changer les choses aussi rapidement qu’on aimerait, car la censure est là, même dans les pays européens. Chaque être humain, dès qu’il écoute de la musique ressent quelque chose, c’est naturel, c’est pour cela que je me bats pour faire une musique profonde, qui touche, qui parle…, une musique réfléchie et stimulante et qui pénètre l’âme…

Tout devient trivial et superficiel de nos jours. C’est pour cela que dès qu’on fait une mélodie qui est forte, on voit que cela touche tous ceux qui l’écoutent. Malheureusement, dans le contexte actuel, les espaces de liberté sont brimés…

Votre chanson “Kelmti Horra” est devenue le symbole des contestataires lors de la révolution du jasmin. Êtes-vous toujours dans l’état d’esprit au moment de l’écriture de cette chanson ou êtes-vous passée à autre chose ?

La plupart des chansons qui ont été distribuées à cette époque avaient été écrites entre 2004 et jusqu’en 2009. C’était une période bien déterminée où il y avait une certaine flamme, une certaine ferveur… Les années sont passées. J’étais installée à Paris, aujourd’hui, je vis à New York. Il faut être fidèle à son ressenti, à l’environnement, au stade de l’évolution de sa recherche et de sa quête spirituelle.

Sentez-vous que vous avez plus de facilité pour faire votre travail depuis que vous vous êtes installée à New York ?

Oui complètement. Il y a un esprit et un vent de liberté créative que je n’ai ressentie nulle part ailleurs. Même pas à Paris où j’ai longtemps vécu. Je sens que je peux prendre mon projet à deux mains, me permettre d’être moi-même, faire confiance aux idées les plus folles qui peuvent me passer par la tête… À New York, je n’ai pas besoin de suivre une certaine méthodologie, me soucier de ce que disent les médias ou l’industrie musicale… C’est cet environnement qui m’a permis d’évoluer et de faire l’album “Ensen”. Je suis actuellement en train d’écrire un album en anglais. Je m’intéresse beaucoup à la poésie américaine qui est fantastique, avec des images très fortes, des formules d’écriture très denses, et du coup, je m’amuse à expérimenter tout cela.

À New York, ne subissez-vous pas un regard stigmatisant car vous venez d’ailleurs ?

Oui, tout à fait. Il y a plein de gens qui croient bien faire, mais pour moi, c’est le résultat non pas d’un certain racisme, mais plutôt d’une forme d’ignorance. Les gens s’intéressent beaucoup aux personnes de cultures différentes, et ça stigmatise à l’envers. Moi, je demande juste qu’on s’intéresse à moi en tant qu’artiste. On sent la différence entre les artistes blancs, et les artistes qui viennent de “l’autre monde”. Les premiers peuvent tout faire, tandis qu’on s’attend à ce qu’on reste cantonné dans un certain cadre…

Vous considérez-vous comme féministe ?

Oui, et je le suis de plus en plus. Au début, on ne réalise pas cette différence qui existe entre nous et la gent masculine. On l’apprend sur le tas, lorsqu’on est confrontée à certaines situations. Avec le mouvement Me too, j’ouvre les yeux sur encore plus d’injustices du quotidien qui sont banalisées. Je me suis fixé une mission pour ma fille, je ne veux pas qu’elle soit traitée différemment, seulement parce que c’est une fille. Ceci dit, je n’ai rien contre les princesses, je veux qu’elle porte ce qu’elle veut, sauter aussi haut qu’elle peut, voir grand, imaginer grand, et ne pas se définir juste comme fille dans un certain contexte.

Que pensez-vous pouvoir faire à votre niveau pour faire évoluer la condition de la femme dans le monde arabe ?

Je continue à faire des chansons, à proposer mes concerts dans les pays arabes, à présenter une image différente, moderne, d’une femme forte, qui crée, qui expérimente, une femme qu’on n’attend pas forcément.

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