Quand elle porte un regard sur son environnement, son quartier, son pays ou l’ailleurs, Fatima respecte scrupuleusement les règles de la sociologie, son métier et les lois du conte, sa passion.
La Zola marocaine
Elle observe, puis note ce qui peut paraître futile aux yeux d’autrui. Une méthodologie qui rappelle la phase d’observation qui nourrissait le réalisme des romans de Zola. Avant d’écrire Germinal, l’écrivain vécut ainsi près des mineurs qui se confièrent à lui. Fatima est notre Zola. Elle allait vers les autres, les écoutait avec respect et attention avant de restituer leur vécu dans des écrits pléthoriques. Elle partageait volontiers ses observations avec ses étudiants. D’ailleurs, ses séances à l’université Mohamed V n’étaient à nulle autre pareilles : liberté de ton et vivacité de l’échange. Durant les cours de Fatima Mernissi, les tabous étaient démembrés, charcutés.
Parfaitement trilingue, Mernissi a été la première à oser une relecture du Coran. Dans l’entretien qu’elle a accordé à Fatima Mouss en 2013, Mernissi apparaît égale à elle-même : sereine, l’humour en bandoulière, s’appuyant invariablement sur son immense culture des classiques arabes, et plus précisément des écrits du fondateur de la Nahda, Ahmed Amine.
“L’Islam vient de la paix et de la modestie. (…) Le musulman est celui qui répond avec calme et modestie au mépris égocentrique et querelleur”, déclare-t-elle ainsi, abondant au passage dans le sens du regretté Mohamed Abdeljabri, lequel pensait l’islam comme “une vigilance psychologique”.
Elle en profite également pour rappeler que les femmes arabo-musulmanes jouaient un rôle dans l’espace public bien avant les Occidentales. Et de restituer, toujours avec humour, cette citation du poète médiéval Ibn Bassam, mort en 542 de l’hégire : “Qu’est-ce que les femmes ont à voir avec les professions de greffier, de gestionnaire de taxations et de prédicateur ? Ces métiers sont notre monopole. Et tout ce qu’on leur doit est de les combler de notre sperme, la nuit.”
Derrière les murs du harem, la liberté
Ses mémoires, Rêves de femmes, une enfance au harem, qui ont eu un impact bien plus fort que Le deuxième sexe sur des générations de Marocaines, sont moins son cheminement individuel qu’une invitation à la liberté. On entend encore tante Habiba susurrer à l’oreille de sa nièce Fatima: “N’importe qui peut avoir des ailes. Il suffit d’être alerte et de capter la soie crépitante du rêve ailé.” Cette tante qui lui expliquait qu’il y avait deux conditions pour obtenir des ailes : “La première était de sentir qu’on était enfermée dans une cage et la deuxième celle de croire qu’on pouvait la briser.”
Féministe jusqu’au bout des ongles et de la plume, Fatima explique que tout le monde n’est pas vacciné contre le harem, que ce dernier revêt différentes facettes, notamment l’obligation de rentrer dans la taille 38.
Ainsi, lors d’une réunion prévue avec des activistes féministes suédoises, Fatima réagit en briseuse de harem lorsque les organisatrices refusent l’entrée à un journaliste syrien sous prétexte que c’est un homme : “il ne peut y avoir de liberté et d’égalité avec du cloisonnement, de l’exclusion et de la séparation d’espaces.”
Dans le numéro 115 de la revue Lamalif, en avril 1980, elle rapporte ce qui suit: “Jamais l’homme arabe – dressé à voir sa mère courber l’échine devant le supérieur, à se mutiler dans sa volonté, dans sa dignité, dans son droit de décision, devant quiconque assume le rôle de maître – ne pourra accéder à la maturité tant qu’il est enfanté et allaité, introduit à la vie par une femme déshumanisée, dégradée et qu’il voit devant ses yeux, avant l’âge de 5 ans, que le principe régularisateur du monde et des choses est le rapport de domination. (…) Il ne suffit plus pour l’homme progressiste arabe de défendre la cause de la femme. Il est temps pour lui d’admettre que lui-même est mutilé, déshumanisé.”