Driss El Yazami : “La société bouge, aux responsables de l’accompagner”

Observateur averti des mutations de la société marocaine, le Conseil national des droits de l’Homme (CNDH) a émis plusieurs recommandations ces dernières années qui n’ont pas été traduites dans la réalité. Driss El Yazami, son président, nous en explique les raisons.

Dans le rapport publié le 20 octobre 2015 sur la parité entre les sexes, le Conseil national des droits de l’Homme (CNDH) a pointé du doigt  plusieurs inégalités et émis de nombreuses recommandations. Trois ans plus tard, plusieurs de ces recommandations sont restées lettre morte.  Le CNDH est-il en avance  sur  son temps  et sur l’évolution des mentalités  dans la société marocaine ?

Le rapport auquel vous faites référence est l’un des 9 rapports que nous avons consacré à la question de l’égalité depuis 2011, une problématique centrale à nos yeux et vitale pour l’avenir du pays. Le rapport de 2015 comportait 97  recommandations dont une seule, celle qui portait sur l’égalité successorale, a retenu l’attention de certains et suscité les débats et polémiques que vous connaissez. Les huit autres rapports incluaient aussi des recommandations, dont peu ont été finalement prises en compte par le gouvernement. Vu donc sous cet angle, le bilan de notre action dans ce domaine peut paraître plus sombre. Mais je ne pense pas que la raison principale soit celle que vous invoquez. Bien au contraire. Je crois que la société marocaine, qui est loin d’être inerte, et le CNDH sont en phase.

Tous les travaux menés ces dernières années montrent l’ampleur des mutations qui sont à l’œuvre dans la société, notamment en ce qui concerne les femmes, et qui sont de véritables révolutions, silencieuses mais inéluctables. La transition démographique (2,1 enfants par femmes contre plus de 7 il y a quelques décennies), la scolarisation massive des petites et des jeunes filles, en dépit des difficultés du système scolaire, l’urbanisation importante et l’entrée des femmes dans la vie active, malgré les discriminations que le rapport de 2015 avait mis en exergue, sont autant de vecteurs de transformation des mentalités, des rapports entre les sexes et des rapports à l’autorité des pères, des grands frères, des pouvoirs publics. Nous pourrions même dire que le patriarcat est entré dans une crise profonde et que certains phénomènes sociaux (contre les femmes) que nous voyons ne sont que des manifestations du vieux monde qui est en train de s’effondrer.  Les femmes veulent l’égalité et déploient avec ténacité des trésors d’ingéniosité pour l’obtenir. Mais l’ordre ancien ne rend pas facilement les armes, comme le montre par exemple l’ampleur des violences à l’égard des femmes.

Nous ne sommes pas en avance sur la société, mais ce sont certains hommes politiques qui sont en retard, et le conservatisme qu’ils imputent à la société est au fond le leur. Je ne dis pas que les idées inégalitaires ont disparu par miracle de la société, loin de là, mais je dis que la société bouge, à grande vitesse, et qu’il revient aux responsables d’accompagner ce mouvement et de le soutenir. Regardez par exemple le cinéma marocain. Les problématiques qu’il pose sont fondamentalement des questions de justice sociale et de rapports entre les hommes et les femmes.

Une dernière remarque. L’efficacité d’un rapport ne se mesure pas uniquement  par la prise en compte par le pouvoir exécutif de ses recommandations, mais aussi par son écho dans la société et les débats qu’il suscite.  J’ose penser que certaines questions délicates que nous avons soulevées ne peuvent être enterrées et qu’elles ressurgiront d’une manière ou d’une autre. Le débat est au fond l’amorce de la mise en œuvre.

Les réformes que vous avez proposé  depuis  que vous avez  êtes à la tête du CNDH peinent à se concrétiser. Où réside, à votre avis, le problème ?

Le bilan est en réalité beaucoup plus nuancé, même s’il n’est pas évident pour le grand public.

Plusieurs rapports du CNDH sont directement à l’origine de réformes importantes du point de vue des  droits et des libertés. Je pense à notre avis sur les tribunaux militaires qui a été suivi par une loi : aujourd’hui, plus aucun civil ne peut jugé par un tribunal militaire. C’est loin d’être le cas dans plusieurs pays de la région. Je pense à la nouvelle politique migratoire, lancée par SM le Roi en septembre 2013, suite au rapport que nous lui avions soumis. Ou au projet de loi en discussion ces jours-ci sur la médecine légale. Nos rapports successifs sur les prisons, les centres de sauvegarde de l’enfance ou sur les hôpitaux psychiatriques ont eu incontestablement des effets positifs sur la gestion de ces lieux, même si certains problèmes graves persistent. Notre rapport sur les peines alternatives a d’évidence pesé lors de la préparation du projet de Code pénal.

Un autre  effet, peu visible, est constitué par les avis que nous présentons à certains ministres qui sollicitent notre point de vue alors même qu’ils n’ont pas finalisé leurs projets de loi et qui en prennent compte. M. Ramid l’a fait à plusieurs reprises par exemple. Mais il faut dire aussi que peu de ses collègues l’ont fait.

C’est d’ailleurs une des raisons qui nous a poussé à signer en décembre 2015 un mémorandum d’entente avec les deux chambres du parlement, en vertu duquel elles peuvent nous solliciter pour donner notre avis sur un projet de loi dont elles sont saisies. La première chambre nous sollicités à 6 reprises et la Chambre des conseillers huit fois. Une première  évaluation de cette interaction avec le parlement montre que plus de 30% des recommandations du CNDH ont été  prises en compte par le législateur. Il y a dans le monde 121 institutions nationales des droits de l’Homme (INDH) similaires au CNDH. Rares sont celles qui ont signé un tel mémorandum avec le pouvoir législatif et encore plus rares sont celles qui ont développé un tel niveau de coopération avec leur parlement.

Une quatrième modalité d’influence a été développée dans certains secteurs comme, par exemple, la prise en charge des personnes atteintes de HIV. La stratégie nationale sida et droits de l’Homme, conçue et mise en œuvre entre le ministère de la Santé, la société civile marocaine et notamment l’ALCS, l’ONU sida et le CNDH. Nous sen sommes à l’élaboration de la troisième phase de cette politique, considérée comme pionnière au niveau de l’Afrique et de la région Maghreb Moyen-Orient.

Nous sommes je pense, et contrairement aux apparences, une institution assez influente, mais vous avez raison : notre pays pourrait réformer plus et  de manière plus approfondie. Mais on ne peut ignorer notre paysage institutionnel et les équilibres instaurés par la constitution de 2011. Nous ne sommes, et c’est beaucoup, qu’une institution consultative et c’est au gouvernement, issu des élections, d’élaborer les politiques publiques et les projets de loi, et la seule source des lois depuis 2011 est le parlement. C’est dire que tous les citoyens sont d’une certaine manière responsables, bien qu’à des niveaux moindres bien évidemment qu’un ministre ou un parlementaire, de l’agenda et du rythme de la réforme. Donner sa voix à l’un ou l’autre des acteurs politiques, participer à la vie associative, utiliser toutes les possibilités de la démocratie participative instaurée par la constitution de 2011, … sont autant de moyens de contribuer au chantier de la réforme. Regardez le combat des femmes soulaliyate. Soutenues par l’Association démocratique des femmes du Maroc (ADFM). Elles mènent une magnifique et oh combien difficile bataille qui leur a permis d’obtenir des acquis, mais pas encore l’égalité pleine et entière.

Quelles devraient être à votre avis, les principales améliorations à apporter  au Code  de la famille  pour qu’il soit  en phase avec les avancées  de la société marocaine ?

En 2004, Le Code de la famille a constitué une avancée incontestable. Treize ans plus tard, il  ne répond pas à l’impératif de l’égalité entre les hommes et les femmes et son application a montré ses limites et a révélé de nouvelles problématiques. Beaucoup de voix s’élèvent pour sa réforme et pas que le CNDH.

En ce qui nous concerne, l’objectif  ultime devrait être de  bannir  toutes  les formes de discrimination à l’égard des femmes, que d’éventuelles lacunes du texte ou son interprétation, notamment par les magistrats, occasionnent.

Nous pensons à cet égard qu’il faut accorder aux femmes les mêmes droits dans la formation du mariage, dans sa dissolution et dans les relations avec les enfants et en matière successorale, en conformité avec l’article 19 de la Constitution et l’article 16 de la Convention pour l’élimination de toutes les formes de discrimination à l’égard des femmes.

Plusieurs autres questions sont à considérer comme la pension alimentaire, qui  consacre la précarité des femmes divorcées, les articles 20 et 21 qui permettent au juge d’autoriser les mariages aux mineures, la transmission de la nationalité par le mariage, la tutelle légale des enfants, etc.

Que préconisez-vous pour affranchir la femme de toutes les formes d’injustice qui pèsent sur elle ?

Il s’agit d’un chantier immense et difficile, malgré les mutations signalées ci-dessus et les changements positifs qu’elles ont suscité. Cette libération, nous pourrions même dire cette révolution, exige des changements au niveau de la société, des modes et des acteurs de gouvernement, dans la famille et au niveau de chaque individu.

L’école peut ainsi jouer un rôle essentiel, non seulement en veillant à l’éducation à l’égalité, mais en garantissant les mêmes chances aux petites filles comme aux petits garçons, et en maintenant ce traitement égalitaire tout au long des cursus.

Le changement par la loi  est une autre priorité. Il nous faut en effet réformer tous les textes qui ont pour objet ou pour effet  de consacrer des  inégalités dans la  jouissance des droits et l’atteinte  à l’exercice de la pleine citoyenneté.

L’autonomisation économique des femmes est une condition incontournable de toute dynamique d’émancipation. Tout comme l’implication des médias. Mais l’essentiel peut être est de maintenir, au plus haut niveau possible, le débat public. Informer et encore informer sur ces injustices, leur inhumanité sur le plan des valeurs et leur coût en termes de développement. Aucune société ne peut avancer en s’amputant de sa moitié.

Un pays voisin  comme la Tunisie enregistre des avancées notables en matière  des droits des femmes. Qu’est ce qui bloque  pour que le Maroc  devienne précurseur dans ce  domaine ?

La Tunisie et le Maroc ont des histoires différentes et leur développement politique n’est pas le même. Cependant, il est utile de s’inspirer, chaque fois que possible, des avancées et des bonnes pratiques de l’un ou de l’autre des deux pays.

C’est la raison pour laquelle nous gardons des liens suivis avec nos ami-e-s de Tunisie, qui est en outre un pays cher à mon cœur. Ainsi, il y a quelques semaines, au moment de la discussion de la loi sur la lutte contre les violences à l’égard des femmes par la Chambre des conseillers, nous avions invité Mme Sana Ben Achour, éminente juriste et militante tunisienne qui a joué un rôle central dans l’élaboration de la loi tunisiennes sur les violences faites aux femmes.

En février dernier au Salon du livre de Casablanca et en juin au Forum des droits de l’Homme que nous organisons à Essaouira avec l’équipe du festival Gnawa, nous avions invité la députée Bochra Bel Haj Hmida, qui a animé la COLIBE, la mission mise en place par le Président Caïd Essbsi, à l’origine du rapport qui a abouti à l’annonce sur l’égalité en héritage.

Bien avant, nous avons participé à tout le processus de discussion en Tunisie même sur la justice transitionnelle et organisé à Rabat plusieurs séminaires sur ce sujet à destination de la société civile tunisienne puis, après sa création, de l’Instance vérité et dignité. Et nous avons des relations régulières avec l’INDH tunisienne, l’Institut arabe des droits de l’Homme basé à Tunis, etc.

Pour revenir à la question de l’égalité, permettez moi de rappeler que le CNDH est la première institution publique, constitutionnelle qui plus est, du monde musulman qui a posé cette revendication, portée jusque là uniquement -autant que je sache- par des intellectuels et des ONG féministes. L’annonce du prochain dépôt d’un projet de loi par le président tunisien est incontestablement un tournant historique, car elle donne à cette revendication une assise politique et un écho universels. A nous de nous en saisir pour relancer notre débat national, comme nous allons le faire en publiant, dans les prochains jours, la leçon inaugurale de Rabéa Naciri au Forum des droits de l’Homme de Gnawa qui a porté sur l’égalité et la parité, ainsi que le relevé de conclusions réalisé par Ali Benmakhlouf. Deux petits chefs d’œuvre d’intelligence qu’il faut lire et relire.

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