Entre accoucher dans une clinique privée ou un hôpital, le choix est simple surtout pour celles qui en ont les moyens, mais pour la grande majorité, soit 99% des Marocaines, ce n’est pas aussi facile. Chaque jour, des milliers de femmes se présentent dans les hôpitaux publics pour donner la vie. A Casablanca, dans l’enceinte du CHU Ibn Rochd, la maternité Lalla Meryem, communément appelée “Maurice Gault”, est une des plus anciennes de la métropole et est aujourd’hui un des principaux centres universitaires. Construite du temps du protectorat français et rénovée à la fin des années 70, la maternité Lalla Meryem est composée d’un plateau commun pour les admissions, de trois services hospitaliers et d’un service de réanimation obstétricale avec une capacité totale de cent vingt lits. Dix infirmières, quatre professeurs et six résidents ont à leur charge, dans chacun de ces services, les mamans qui viennent accoucher. Le service de réanimation obstétricale compte par contre trois professeurs, trois résidents internes et neuf infirmières. Près de quatre-vingt personnes défilent chaque jour à la maternité. “Nous enregistrons 9.500 naissances chaque année, précise le Pr. Miguil, chef du service de réanimation obstétricale. En une journée, nous pratiquons environ 30 accouchements, voire 60 durant les mois d’été, car nous recevons les patientes des autres hôpitaux de la ville. Nous accueillons également les femmes qui ont des problèmes gynécologiques… C’est surtout au niveau des urgences que l’affluence est importante”.
Le service des urgences de la maternité fait peine à voir. L’endroit est modeste, voire miséreux. Les murs peints en blanc et en rose font plus allusion à un hospice qu’à une maternité où des vies éclosent. Depuis la mise en œuvre de la stratégie nationale lancée par le Ministère de la Santé, des travaux de rénovation sont en cours au niveau des urgences où travaillent habituellement une soixantaine de personnes dont quarante sages- femmes. Actuellement, l’accès au service se fait par une petite porte à l’arrière ; là, un agent de sécurité monte la garde et interdit l’entrée aux familles, munies de couvertures et de paniers où des repas sont soigneusement gardés. “Seules les parturientes sont admises. Les familles doivent attendre les heures de visite pour accéder à l’intérieur de la maternité”, explique Sanaa, major. Les urgences comptent deux blocs opératoires pour les césariennes ; et six box d’accouchement, étroits et éclairés à l’aide d’une lampe néon, mais pour l’instant seuls trois d’entre eux sont opérationnels. “Tout ceci n’est que provisoire. Une fois terminés, ces nouveaux aménagements nous permettront d’offrir un meilleur accueil aux femmes. Nous avons également construit un espace couvert à l’extérieur pour les familles”, explique le Pr. Matar, chef du service de gynécologie B. Sauf que pour l’instant, le confort est un mot qui se veut rare dans ce lieu. En guise de salle d’attente, les femmes n’ont qu’un banc placé au milieu d’un corridor exigu. Quant aux consultations, elles se font dans une ambiance de promiscuité où l’intimité des patientes n’a pas de place. Dans une des deux salles de consultation, la porte, ouverte, laisse entrevoir comment les médecins examinent la femme enceinte.
Soudain, des cris retentissent à l’entrée dans la “salle d’attente”. Deux ambulanciers entrent, l’un poussant un brancard sur lequel une femme gémit de douleur, et l’autre portant une couveuse où dort un prématuré de sept mois. Sa mère, venue quelques heures plus tôt aux urgences, avait été envoyée au service de radiologie pour un scanner. Mais dans le couloir, ses douleurs s’étaient accentuées : elle avait perdu les eaux et accouché sur place. Les deux ambulanciers présents sur place l’ont secourue. De retour aux urgences, les sages-femmes acceptent d’accueillir la maman mais refusent l’enfant pour la simple raison qu’il n’est pas né dans l’enceinte de la maternité. C’est la panique. Tout le monde s’énerve. Le père désorienté ne sait pas quoi faire. Il regarde l’ambulancier qui tient la couveuse comme un vulgaire sac. Il regarde ce dernier qui, sans même réfléchir, dépose l’enfant au sol et crie au scandale pendant que des gens enjambent le bébé comme si de rien n’était. “C’est inhumain ce que vous faites. Vous n’avez pas le droit de rejeter cet enfant. C’est une honte. Vous n’avez pas de cœur. Il faut dénoncer ces pratiques”, crie le père. Pendant ce temps, la maman est entraînée dans un des box où des médecins, assistés par des sages-femmes, lui prodiguent les premiers soins. Dehors, les autres patientes regardent la scène avec détachement.
A l’étage en dessous, aux services de gynécologie et dans les salles post-partum, les choses sont plus calmes. A cette heure-ci, les familles sont autorisées à rentrer. Dans une des salles, des proches entourent une jeune maman. C’est son premier bébé. Elle est arrivée hier soir et n’a accouché que ce matin très tôt. Timide, elle refuse de répondre aux questions, mais sa compagne de chambre en a gros sur le cœur : “Vous voulez savoir comment ça se passe ? Alors écoutez bien ! Ici, on nous traite comme des moins que rien. Les infirmières nous crient dessus dès qu’elles entendent le moindre gémissement. Hier soir, une d’entre elles s’est mise à insulter une des femmes parce qu’elle réclamait un calmant. Elles n’ont aucune pitié pour nous. Et à chaque fois, il faut donner de l’argent. Si vous payez bien, vous êtes sûre d’être traitée comme une reine”. Mohamed, venu accompagner sa sœur à la maternité, est lui aussi scandalisé par les agissements de certaines infirmières : “C’est très simple si vous ne payez pas, vous n’aurez rien. Depuis qu’on est arrivés, j’ai dû débourser au moins deux cents dirhams, entre l’agent de sécurité, l’infirmière qui vous reçoit, celle qui s’occupe de la patiente… Rien n’est gratuit. Tout se monnaye et celui qui ose dire le contraire est un menteur”. Malika, elle aussi, a dû payer pour que sa fille soit bien traitée. “On est arrivés tôt le matin. Ma fille commençait à avoir des contractions, mais d’après la sage-femme, il était encore trop tôt et elle nous a demandé d’aller faire un tour ; ça a duré jusqu’à ce que ma fille n’en puisse plus. C’est là que j’ai compris qu’il fallait payer. J’ai remis à l’infirmière deux cents dirhams et ce n’est qu’après ça, qu’elle a bien voulu s’occuper d’elle. Après l’accouchement, j’ai dû payer à nouveau et le lendemain, j’ai amené aux infirmières de quoi déjeuner”, témoigne-t-elle. En effet, ce n’est un secret pour personne : la corruption, fléau national, est monnaie courante dans les établissements publics. Le Pr. Matar, en tant que responsable, reçoit souvent des plaintes dans ce sens. “Bien sûr que ça existe, affirme-t-il. Nous en sommes conscients. Mais le problème qui se pose est que même si nous identifions les personnes, nous ne pouvons rien faire car nous souffrons d’un manque de personnel. Or, si on se commence à tous les mettre à la porte, on aura encore moins de monde. C’est un cercle vicieux”. Aussi faute de moyens, la direction générale du CHU avait placé il n’y a pas longtemps, à l’entrée de chaque service, une pancarte sur laquelle était écrit : “Non à la corruption”. Il semblerait que cela ait déplu à certaines personnes puisque du jour au lendemain tout avait disparu !
L’impasse dans laquelle se trouvent nos médecins est malheureusement un des autres problèmes profonds qui plombent la santé au Maroc. En effet, le manque de personnel est flagrant partout où l’on va. Que ce soit en milieu rural ou urbain, au sud comme au nord, les médecins exigent un renforcement des équipes médicales et paramédicales. “Ici, ce problème se pose quotidiennement. En tant que maternité classée niveau 3, nous accueillons tous les cas compliqués de Casablanca. Nous avons une patiente toutes les quarante ou quarante-cinq minutes. Et les infirmiers ont sous leur responsabilité, non pas un ou deux malades, mais cinq ou six. Cette surcharge de travail est nocive car nous ne sommes pas efficaces à 100 %”, souligne le Pr. Miguil. Pour son collègue, la solution se trouve entre les mains du Ministère des Finances : “Il doit créer des postes budgétaires afin que le CHU puisse enfin recruter. Il faut aussi augmenter le nombre d’écoles qui forment le personnel médical et paramédical. Celles qui existent ne sont pas suffisantes. N’oublions pas non plus que de nombreux jeunes diplômés infirmiers partent à l’étranger, notamment au Qatar où ils sont mieux rémunérés”, poursuit-il.
Outre le manque de ressources humaines, la maternité Lalla Meryem doit faire face à une insuffisance de matériel, problème national encore une fois. Les patientes doivent en effet tout amener avec elles : seringues, thermomètre, fil à suture, compresses, calmants, antibiotiques, couvertures, etc. La maternité manque de tout. “Les politiciens prônent la gratuité de la santé, mais ils oublient que la santé a un coût, explique le Pr.Matar. Ça ne peut pas être gratuit si on veut que l’hôpital tourne correctement. C’est principalement pour cette raison que les patientes sont obligées de tout acheter. A mon sens, ce système ne peut fonctionner que si la commune, en octroyant par exemple un certificat d’indigence, s’engage à payer les frais médicaux. De cette façon, la patiente ne paiera rien et l’hôpital aura les moyens d’assurer la prise en charge de tous ses patients”.
“On recoud souvent à l’aveuglette”
Dans le milieu rural, au-delà des chiffres, la réalité parle d’elle-même. Les dispensaires de santé souffrent des mêmes problèmes si ce n’est pire. A une soixantaine de kilomètres de Settat, dans une bourgade rurale, un médecin et quatre infirmiers, dont deux accoucheuses, offrent des soins 24h/24 dans le seul dispensaire du village. Fatema et Fatima-Zohra, sages-femmes dans ce centre depuis plus de 20 ans, sont installées dans un bâtiment à part et assurent le prénatal, l’accouchement, le post natal et les vaccinations. “Nous recevons entre 30 à 40 femmes enceintes par mois, sans compter celles qui viennent pour s’approvisionner en moyens contraceptifs ou pour le suivi de leur grossesse”, explique Fatema. En guise de matériel, les accoucheuses n’ont … rien. La salle d’accouchement fait peine à voir. L’endroit est mal éclairé et ne dispose que d’une vieille table d’accouchement sur laquelle trône un vieux matelas miteux complètement usé. “Parfois, on n’a même pas de fil de suture pour recoudre les femmes qui viennent d’accoucher. Mais le pire, c’est la lumière. Nous n’avons pas de lampe, donc souvent on recoud les femmes à l’aveuglette, sans trop savoir où on enfonce l’aiguille”, poursuit Fatima Zohra. Quant à la salle post-partum, elle existe à peine. Il y a effectivement deux chambres mais, d’après nos sages femmes, elles ne sont pas utilisées. D’ailleurs, les mamans ne sont autorisées à rester dans le dispensaire que deux heures après leur accouchement. Et si, par malheur, des complications surviennent, les futures mamans n’ont pas d’autre choix que de convaincre un taxi de les emmener à l’hôpital de Settat, qui, rappelons-le, est situé à une soixantaine de kilomètres. “Nous n’avons ni anesthésie, ni péridurale. L’accouchement se fait donc comme dans le temps. Aussi, nous conseillons souvent aux femmes d’apporter des calmants, des seringues, des draps… et si jamais elles n’ont pas d’argent pour ça, elles ne se font pas soigner. On n’y peut rien !”, affirme Fatema. Le major du dispensaire, Mohamed Zahid confirme ces propos et ajoute : “Les dotations en matériel sanitaire sont réparties sur cinq dispensaires de la région et on ne nous en fournit jamais assez. Nous recevons à peu près cinquante malades par jour et nous n’avons rien pour assurer les soins d’urgence : ni médicaments, ni antibiotiques, ni sparadraps, ni oxygène, ni seringues… Souvent nous sommes amenés à faire avec ce que nous avons sous la main”.
Selon les derniers chiffres, le taux de mortalité maternelle est de 267 décès pour 100.000 naissances vivantes en milieu rural. Cette situation, on ne peut plus critique, est principalement due à un manque d’infrastructures, et au faible recours des femmes aux soins prénataux, à l’accouchement en milieu surveillé et aux soins postnataux. Conséquence : les femmes rurales accouchent, dans bon nombre de cas, chez elles dans de pénibles conditions qui ne répondent pas aux moindres exigences d’hygiène, contribuant ainsi malgré elles à grossir les chiffres. Dans notre bourgade, la corruption et l’intimidation exercées par le personnel soignant sur les malades sévissent également. “Si on ne leur apporte pas des poulets, des œufs ou de l’argent, ils ne nous soignent pas”, dit un jeune patient. Khadija ajoute : “Mon père est venu une fois pour voir le médecin. Ce dernier n’étant pas là, le major a du coup refusé de nous donner des médicaments. Pourtant, mon père était souffrant et avait besoin de se faire soigner de toute urgence. On sait qu’ils n’ont pas beaucoup de moyens, mais un peu d’attention ne fait de mal à personne”. Souad, elle, nous raconte l’aventure de sa jeune sœur : “Pour son premier enfant, ma sœur est venue pour accoucher mais les infirmières l’ont très mal traitée et, depuis, les trois autres enfants qu’elle a eus, elle les a mis au monde chez elle. Ici, il n’y a que la corruption qui marche. Si jamais on a besoin d’un soin d’urgence sur place, on peut rêver ! Ils ne se déplacent jamais ou alors il faut payer très cher”.
Pourtant, le dispensaire dispose de deux ambulances, une a été donnée par une ONG étrangère qui œuvre dans la région et l’autre dépend de la commune. “La commune ne met que très rarement l’ambulance à notre disposition. Du coup, quand le chauffeur de l’ambulance de l’association est en congé, nous sommes coincés et les malades n’ont pas d’autre choix que de trouver un autre moyen de transport”, explique le major. Résultat des courses : plusieurs femmes décèdent très souvent avant même d’avoir pu atteindre le dispensaire. Il y a à peine quelques mois, une femme est morte dans un taxi parce qu’il n’y avait personne pour l’accompagner à l’hôpital de Settat.
Aujourd’hui, grâce aux actions mises en œuvre par le Ministère de la Santé dans le cadre du programme national “Maternité sans risques”, les choses commencent à s’améliorer petit à petit. Des kits d’accouchements jetables sont distribués régulièrement dans les hôpitaux publics. La prise en charge des analyses, des soins prénatals et de l’accouchement est totale. La mise à niveau des structures sanitaires est en cours. Mais cela suffira-t-il à pallier à tous les besoins des femmes ? En 2007, le rapport publié par le Ministère de la Santé a révélé un taux de 227 décès pour 100.000 naissances vivantes. Un chiffre qui nous relègue en bas du classement de l’indicateur du développement humain (IDH), loin derrière nos voisins tunisiens ou égyptiens. “Sur les 1.500 décès annuels de femmes pendant l’accouchement, 400 ont été intra-hospitaliers et 1.100 ont eu lieu à domicile. Le problème de la mortalité maternelle ne dépend pas uniquement et exclusivement du Ministère de la Santé, c’est l’affaire de tous. C’est pour cette raison d’ailleurs que l’Organisation Mondiale de la Santé (OMS) considère la mortalité maternelle comme un indice de développement global du pays. Il faut construire des routes et des dispensaires, principalement dans les zones enclavées, éradiquer la pauvreté, éduquer les gens pour qu’ils puissent assimiler les messages diffusés, sensibiliser les femmes sur la nécessité de surveiller la grossesse en utilisant les médias de masse… Ce n’est que de cette façon que l’on pourra atteindre l’objectif escompté, à savoir réduire d’ici 2012 le taux de mortalité maternelle à 50 décès pour 100.000 naissances”, conclut le Pr. Matar.