Aïcha Aït Alla La guerrière de Sremt

Loin du doux confort de la ville, Sremt, un douar dans le Tadla-Azilal, coupé du reste de la région par ce temps d’hiver, est peu à peu regagné par l’espoir de voir émerger des voix dénonciatrices des injustices. Aïcha Aït Alla, élue communale, ne cesse d’impressionner les habitants de ce village où la femme n’a que le silence pour habitude.

aime à croire que le pays abonde de femmes comme Aïcha Aït Alla. Pour ceux qui pensent que l’émancipation féminine est forcément citadine, francophone et aisée, elle est le meilleur exemple pour tordre le cou aux clichés. Originaire de Sremt, un petit douar niché dans la montagne dans la commune d’Aït Abass, elle n’a eu pour ouverture que son banc d’école, qu’elle a malheureusement quitté plus tôt que prévu ; et une influence paternelle fortement politisée. Pour le reste, c’est dans le travail et au contact d’autrui qu’elle s’est forgé une perception du monde, une personnalité propre et, longtemps après, un projet pour l’avenir de sa communauté. La jeune trentenaire, qui a laissé tomber son travail à Marrakech pour revenir à Azilal, enchaîne les allers-retours entre le siège central de la commune et la difficilement accessible annexe de Sremt.

J’ai rencontré Aïcha Aït Alla via l’admirable Najat Ikhich, présidente de l’association Ytto. Par chance, j’ai pu épingler un rendez-vous dans son agenda, entre deux dates de très haute importance. La première fois que je l’ai vue, c’était à Casablanca. Coup de chance pour moi : Aïcha Aït Alla s’était déplacée pour retirer son visa auprès du consulat des Etats-Unis. La jeune femme était invitée dans le cadre du programme des visiteurs internationaux, parmi plusieurs jeunes leaders féminins. Rien que ça! Dès les premiers échanges, un périple dans les hauteurs d’Azilal s’est imposé. Nous avons prévu le voyage quelques jours avant sa participation à un colloque organisé par l’ADFM avec des élues communales venues de France. Oui, Aïcha Aït Alla est polyglotte, même si elle fait sa modeste.

Sur tous les fronts

Il faut compter sur beaucoup de bonne volonté pour atteindre Azilal par un temps d’hiver. Outre le froid glacial qui se fait de plus en plus sec à mesure que l’on prend de la hauteur, l’épais brouillard nous contraint à rouler très doucement, surtout aux innombrables virages de cette route. Heureusement, notre sympathique chauffeur Mustapha est un habitué des raidillons. La commune d’Aït Abass se trouve à trois quarts d’heure de la ville. La journée est particulièrement pluvieuse et il neige au douar de Sremt. Coupé du monde par le sale temps, il n’y a aucun moyen d’y arriver sans prendre le risque de finir dans le ravin.

Comme dans toutes les zones montagneuses du Maroc, le désenclavement des villages est la priorité des priorités selon Aïcha. Tous les autres problèmes qui en découlent s’en trouveraient d’un coup résolus. Inaccessibilité des soins et des salles de classe, pour élèves et professeurs, impossibilité de s’ouvrir au tourisme… que de soucis dont pourraient se débarrasser les douars si la commune se décidait à y remédier. “Le chemin existant pour notre douar, à titre d’exemple, date des années 1970. Nous avons dû faire passer une pétition auprès des habitants pour profiter d’un plan régional d’urgence, car la route ne figurait pas dans les priorités de la commune”, explique Aïcha, qui a appris au fil des années comment forcer la main à la hiérarchie.

Résultat : une partie de la route est construite, la seconde attend un autre plan, ou un autre mandat. “En attendant la suite, nous essayons de trouver des solutions pour des situations d’urgence. Par exemple, emprunter une ambulance de la commune voisine la plus proche. En raison du découpage territorial, un douar peut être plus proche du siège principal de la commune voisine que de la sienne. Mais c’est sans compter les conflits personnels entre les présidents des communes qui mettent fin à toute forme de coopération”, raconte Aïcha.

Trempés jusqu’aux os, il ne nous est pas difficile de constater que la région est très riche en eau. Quatre barrages, dont le grand Bin el Ouidane, l’entourent. L’absence de réseau de distribution d’eau courante dans les maisons de plusieurs douars frise l’obscène. “Des puits sont creusés un peu partout, sans études scientifiques préalables. Ce qui revient à forer des trous au hasard pour les remblayer ensuite en raison d’absence d’eau. C’est pour moi une dilapidation des deniers publics et une mauvaise gouvernance, pour rester polie”, dénonce Aïcha, qui ne cesse de sensibiliser les habitants de la commune.

Aït Abass est l’une des communes les plus pauvres du Maroc, entre autres, en raison du vieillissement de la population… Et pour cause, les enfants partent travailler à l’âge de 15 ans.Tout comme les fillettes qui regagnent la maison à la fin de l’enseignement primaire, les garçons abandonnent tôt les bancs de l’école pour aller en ville ou dans les fermes de notables afin d’assurer un revenu à la famille. “A 19 ans, ils sont maris et pères alors qu’ils n’ont pas fini d’être des enfants”, se désole Aïcha.

De l’émancipation des femmes

Inutile de préciser que les femmes n’ont de libertés que celles de choisir le plat du jour ou le linge de maison. Droit de vote ? Dans vos rêves citadins ! Au sein du noyau familial dans un douar comme Sremt, la gent féminine représente la main-d’oeuvre qui gère la totalité des tâches ménagères et le travail des champs tout au long de l’année. L’homme, lui, assure la saison de labour, les courses hebdomadaires dans ce souk interdit aux femmes et les décisions d’ordre stratégico-politique. Une femme qui vote pour un autre candidat que celui choisi par son mari (maître ?) est vite répudiée chez les siens.

Qu’importe les lois et la Moudawana lorsque les coutumes consacrent l’assujettissement de la femme ? On ne leur force pas la main, mais elles n’ont guère d’autre choix. Beaucoup d’entre elles sont mariées très jeunes, même si de 2009 à aujourd’hui, le nombre de mineures concernées a connu une baisse spectaculaire, grâce à la mobilisation associative, notamment de la caravane d’Ytto.

Lors de notre déambulation, rares sont celles qui circulent dehors. Elles traversent l’espace en marchant vite et en groupe. Seules les femmes de petite vertu s’attardent dans la rue : ce sont elles qui le disent. Je me retourne alors vers Aïcha Aït Alla. Malgré son émancipation claire, son code vestimentaire affranchi et surtout son célibat, personne ne la regarde de travers. Les fonctionnaires de la commune la respectent et les hommes du village lui font confiance un peu plus chaque jour. Et lors des élections, elle peut compter sur le soutien infaillible de son frère.

Cette exception est due à son éveil précoce, mais également à la conscience de son père qui voyait en elle l’héritière de ses causes. Elle a également pu bénéficier du respect qu’on lui portait. Pour l’anecdote, Aïcha me raconte comment, lors d’une altercation au sujet de l’absence de toilettes pour les petites filles, le directeur d’école l’accuse de vouloir répandre la débauche et “faire porter le jean aux filles du village”. Heureusement, pour se défendre, la jeune femme peut avoir la langue très verte !

Quid des autres élues ?

Il y a quelque chose de beau entre les rares femmes élues de la région. Même sans représenter le même parti politique, elles se concertent, elles se solidarisent autour de projets en faveur des femmes, en matière de santé en particulier. Malheureusement, certaines cèdent à la pression des hommes de la commune, quand elles ne sont pas tout simplement ignorées. Ignorantes ? Pas forcément, mais souvent laissées de côté, intimidées et dupées pour ne pas prendre part aux décisions cruciales de la commune. “Il suffit de fumer dans la salle, de dire des gros mots ou de mettre une cassette de chikhate pour faire fuir les femmes ici”, étaye la jeune femme.

Pour remédier à ces lacunes, des associations féministes opèrent efficacement là où faillent les partis politiques. Pour Aïcha Aït Alla, les formations dispensées par les divers organismes sont incontournables pour orienter et booster le leadership féminin. Jusqu’à aujourd’hui, elle n’en rate aucune : “Si vous m’aviez parlé en 2009, je ne vous aurais pas répondu ainsi.

Peut-être que je ne vous aurais pas répondu du tout. J’étais timide, certes, mais surtout pas très au courant de mes responsabilités et des mécanismes de redevabilité dont je disposais.

Les formations nous ont beaucoup appris en matière de gestion administrative et financière de la commune”. Parmi les femmes qui ont suivi ces dernières, certaines ont choisi de se retirer de la scène politique, car très compliquée. D’autres se sont mariées, abandonnant le “jeu” politique pour se consacrer aux choses “sérieuses”. Mais Aïcha en connaît beaucoup qui ont évolué grâce à ces programmes : “Il y a des élues qui se sont transformées en apprenant leur rôle réel au sein de la commune. J’en connais même une qui a frappé le président !”, me confirme-t-elle très sérieusement.

Malheureusement, la plupart sont découragées, désespérées. Rares sont celles qui comptent se présenter à nouveau, à moins d’un véritable changement dans les mentalités et d’une mobilisation des autorités dans le bon sens. Aïcha, elle, ne se laisse pas gagner par le désespoir. Elle a préféré revenir au village natal plutôt que de profiter de l’aisance de la vie citadine. Son rêve est que l’on puisse se souvenir d’elle comme on l’a fait jadis pour son père.

“Ne pense surtout pas que je sois inconsciente des obstacles. On m’a combattue férocement avant mon élection. Mais je suis là et j’y reste”, finit-elle par me rassurer.

Who is she ?

Du haut de son mètre cinquante-six, son regard a de quoi vous tenir tranquille. Tout en elle respire la force et l’indépendance, depuis son allure combien moderne (sacrilège !) jusqu’à son port de tête fier et confiant. Seul son sourire trahit sa profonde timidité.

Aïcha est née le 24 septembre 1983, c’est-à-dire deux ans après la date inscrite sur son livret familial. Pour cela, elle s’en remet aux calculs infaillibles de sa mère qui rejette les chiffres officiels. Née à Sremt, elle est la dernière d’une fratrie de quatre enfants vivants… sur douze. Dès son jeune âge, Aïcha est très proche de son père. Elle l’accompagne partout. Après l’élection de ce dernier, elle lui colle à la jellaba lors des réunions de la commune ou du parti. Elle s’imbibe alors de sa logique politique et développe un sens critique qui lui confère le droit de discuter politique avec lui.

Son admiration pour l’homme est sans borne. Lorsqu’il décède, elle a quinze ans et plein de rêves qu’elle met au placard. Elle regrette toujours de ne pas avoir pu terminer ses études, même si elle ne s’est pas arrêtée d’apprendre. L’année même, elle quitte Azilal pour Marrakech où elle enchaîne les petits boulots, tout en veillant à son auto-formation. Parallèlement au travail, elle obtient un diplôme en informatique. Elle se met à la gestion hôtelière et rassemble quelques économies pour affronter l’avenir.

Lors de ses retours fréquents au bled, sa conscience politique s’aiguise. La situation des femmes, au sein d’un machisme ambiant, l’interpelle. Le besoin de se réaliser en prime, elle lâche sa vie citadine pour revenir s’investir dans sa région, à la lumière des promesses politiques des élections de 2009. Elle obtient tout le soutien de sa famille et des amis qui la connaissent forte et déterminée.

Et le mariage dans tout ça ? Aïcha est jolie fille. Son célibat peut sembler curieux dans un village où les femmes sont mariées mineures. “Mon père me disait que le mariage doit être la dernière station dans la vie d’une femme. Et il avait raison. Ce que je vois du mariage ne m’enchante pas et toutes les filles de mon village m’envient. Seuls mes adversaires me conseillent bien sûr de me trouver un mari et de me caser. Pour le moment, et par rapport à mes objectifs politiques actuels, c’est bien plus un obstacle pour moi qu’autre chose. Après, on verra”, avoue-t-elle timidement.

 

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